Pour faire face à l’exil des artistes ukrainiens, de nombreuses institutions, du centre Pompidou à la Cité internationale des arts, ou associations se mobilisent dans l’Hexagone.
Elles sont arrivées en France samedi 11 mars. L’une à Paris, où un appartement a été mis à sa disposition par le centre Pompidou. L’autre à Nice, où elle est accueillie par le centre d’art de la villa Arson. La première, Lada Tetyanych, est là avec son enfant, une amie et des œuvres de son père, l’artiste et performer ukrainien Fedir Tetyanych, disparu en 2007 et devenu culte pour une jeune génération d’artistes trentenaires – dont Nikita Kadan qui a joué les entremetteurs pour sauver cette œuvre qui risquait de disparaître dans les décombres de Kyiv. La seconde, Oleksandra Khalepa, architecte, chercheuse et fondatrice de la Carbon Art Residency à Kyiv, a bénéficié quant à elle du soutien de la fondation Izolyatzia, avec laquelle la Villa Arson de Nice entretient des relations depuis la révolution de 2014.
A la Cité des arts à Paris, l’artiste AntiGonna a fait le même voyage, de Kiyv à Lviv jusqu’à la Pologne et Paris, où elle a finalement choisi d’atterrir après maintes hésitations. Cette performeuse et vidéaste queer raconte et mime, encore très émue, l’écho de la première explosion et la façon dont elle a fait vibrer son appartement et son cœur. Puis les trente heures de route avec des amies artistes, dont une a fait une crise de panique, l’arrivée à Lviv, le passage à la frontière polonaise.
Fonds d’urgence
Pour ces femmes, la solidarité s’est mise en place rapidement grâce à des liens noués auparavant, à l’occasion par exemple d’une exposition dédiée à l’art contemporain en URSS en 2016 au centre Pompidou (dont le président, Laurent Le Bon a promis d’exposer, d’ici juin, une partie des donations acquises à cette époque-là en solidarité avec le peuple ukrainien), ou de résidences, à la villa Arson, d’artistes venus du Donbass, suite au à la réquisition par les Russes de la fondation Izolyatsia située à l’époque à Donetsk.
Mais ces femmes vont surtout pouvoir bénéficier, avec celles et ceux qui arriveront dans les prochaines semaines, du fonds d’urgence débloqué par le ministère de la Culture vendredi dernier, suite à une réunion de 80 représentants du spectacle vivant et des arts visuels en France. Soit 1,3 million d’euros, qui abonderont trois canaux principaux : le réseau de l’Association nationale des écoles supérieures d’art (Andéa), fédération des écoles d’art en France (à hauteur de 300 000 euros), le programme national Pause, d’abord destiné aux scientifiques en exil, et qui depuis deux ans s’est élargi aux artistes en danger, ainsi que l’Atelier des artistes en exil (à hauteur de 700 000 euros) et enfin la Cité internationale des arts (à hauteur de 300 000 euros). Un programme pensé pour les trois prochains mois. Le réseau des centres d’art (DCA) s’est lui aussi mobilisé très vite. «Depuis deux semaines, il évalue les capacités d’accueil de son réseau national fédérant 51 centres d’art contemporain sur le territoire», explique Marie Chênel, sa coordinatrice. Résultat : une quinzaine de possibilités d’accueil d’au moins deux mois sur une période allant jusqu’à fin 2022, listées en quelques jours.
«Rester en Ukraine pour se battre»
Or, pour l’heure, la demande ne semble pas très importante. Véritable cheville ouvrière de la mobilisation dans l’Hexagone, l’artiste ukrainienne Kristina Solomoukha, débarquée en France il y a trente-trois ans où elle a fait l’Ecole des beaux-arts de Paris et un post-diplôme à Nantes, explique que le pays est loin d’être la destination numéro un pour les artistes et étudiants en art, qui s’exilent massivement en Pologne, en République tchèque et dans les pays limitrophes. «Ce que nous faisons, c’est de la post-urgence. Il faut s’inscrire dans la durée et c’est ce qui va être difficile à faire, résume cette artiste qui enseigne par ailleurs aux Arts déco. Il est possible qu’à la rentrée scolaire prochaine des étudiants en arts exilés dans les pays limitrophes, en Pologne ou en République tchèque par exemple, soient réorientés dans les écoles des pays d’Europe de l’Ouest.»
Pas du tout préparée, comme elle le dit elle-même, mais remarquablement engagée, Kristina Solomoukha a contribué à organiser le 9 mars une «assemblée exceptionnelle pour l’Ukraine» au centre Pompidou qui a permis la retransmission live ou enregistrée de témoignages d’artistes restés en Ukraine. Depuis près de trois semaines, elle échange avec l’ensemble des interlocuteurs du réseau artistique français, l’Agence nationale pour l’art et l’éducation ukrainienne et, bien sûr, de nombreux artistes qui souvent ont fait le choix de rester en Ukraine. «Certaines personnes étaient sur le point de partir et ont rebroussé chemin. Pourquoi ? Pour se battre. Je m’entends dire cette phrase qui semble tout droit sortie d’un roman ou d’un film et je n’en reviens pas, raconte-t-elle. Beaucoup d’artistes ont reçu des dizaines de propositions de résidence, mais ils ne veulent pas partir.»
«Il n’y a pas une demande très importante, mais ça pourrait venir», nuance Judith Depaule, directrice de l’Atelier des artistes en exil, qui accompagne actuellement environ 350 artistes, dont près de 150 Afghans, en leur offrant un apprentissage du français, un atelier, un soutien administratif et psychologique. «On commence à avoir un certain nombre de requêtes, comme cette chorégraphe du ballet de Kyiv, que nous avons mis en relation avec le réseau des centres chorégraphiques nationaux, ou ces producteurs de films qui nous demandent de les aider à coordonner leur action.» Elle détaille : «A l’instar de ce que nous avons fait pour les Afghans, nous venons de mettre en place une hot-line. On répond en ukrainien, on aide à identifier les procédures et modalités d’accueil, ce à quoi il est possible de prétendre. Et pour les artistes, on identifie le profil et les besoins, et on met en relation avec les bons interlocuteurs.»
Une autre hot-line, à destination des artistes russes cette fois, a été créée. Nombre d’entre eux ont déjà fui dans les pays limitrophes, «mais ils se heurtent à une russophobie folle, en Géorgie par exemple» décrypte Judith Depaule, par ailleurs absolument opposée au boycott des artistes russes dont la plupart, rappelle-t-elle, dénoncent la propagande qui sévit dans leur pays. «Je suis pour la paix en Ukraine et la liberté en Russie», résume celle qui parle russe couramment et s’inquiète désormais de l’étroite fenêtre de tir dont ces artistes vont pouvoir bénéficier pour quitter leur pays.
«Trouver des points de chute»
Président d’Andéa, Stéphane Sauzedde estime, lui aussi, que qu’il y a des signes d’accélération et que les demandes se multiplient. Une école d’art de Bratislava (Slovaquie) a par exemple contacté en début de semaine l’école des beaux-arts de Saint-Etienne pour lui demander d’accueillir 22 étudiants ukrainiens réfugiés. «L’Ukraine est un grand pays et si l’on prend en compte uniquement le cas des étudiants africains qui l’ont fui, cela représente déjà 14 000 personnes. Tous ces artistes et étudiants vont devoir trouver des points de chute un peu partout en Europe», explique-t-il, rappelant que viendront aussi dans la foulée «des artistes qui vont fuir la Russie ou le Bélarus».
«Il faut construire les conditions d’une mise en œuvre rapide», acquiesce Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole des arts déco, ajoutant que «l’échelle européenne est hyperpertinente». Avec Stéphane Sauzedde et le concours de Chris Dercon, directeur de la Réunion des musées nationaux, Emmanuel Tibloux va tenter de...
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