Si l’isolement est une situation naturelle lorsqu’on écrit de la musique, celui imposé par la crise sanitaire a révélé des craintes profondes sur l’avenir du métier. Témoignages de neuf créateurs, âgés de 28 à 93 ans.
Bien que certains, à l’instar de Darius Milhaud jadis, soient capables de composer dans des bars, la plupart des compositeurs ont besoin de s’isoler pour écrire leur musique. Le confinement rythme donc naturellement leur vie. Mais celui que leur a imposé la crise sanitaire est loin d’avoir un air de déjà-vu : un tour d’horizon de nos contemporains révèle qu’il s’est doublé d’interrogations fondamentales sur l’avenir de leur métier.
Philippe Manoury, 67 ans, n’a pas quitté son appartement strasbourgeois. La vie de reclus pour mener à bien une œuvre, il connaît. Dans les années 1980, il a passé des nuits entières dans les studios de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam), à Paris, sans quasiment quitter le clavier de l’ordinateur. Aujourd’hui, il fait presque tout chez lui. « On peut même me dépanner à distance », explique-t-il, en évoquant un problème de carte-son rencontré récemment.
Si Manoury apprécie le confort de travail que lui a procuré le confinement, il déplore l’annulation de nombreux concerts. « En l’espace de six mois, j’aurais dû avoir un calendrier rempli comme jamais avec, entre autres, trois créations. » La plus importante, Anticipations, aurait dû être donnée à la mi-avril à Porto, avec un dispositif particulier. « Dix musiciens commencent à jouer à l’extérieur de la salle avant de rejoindre le reste de l’orchestre sur la scène. » Un avant-goût de ce que Manoury pourrait faire avec la formation symphonique afin de respecter les normes sanitaires ? « Non, en plaçant les musiciens à distance les uns des autres, on perdrait la cohésion sonore propre à l’orchestre, cela ne voudrait plus rien dire », conclut celui qui s’attend à « vivre des jours difficiles sur le plan financier avec la suspension des commandes, la principale ressource des compositeurs ».
« Trou du temps »
Franck Krawczyk, 50 ans, ne partage pas cette crainte. Professeur de musique de chambre au Conservatoire de Lyon, il a un revenu fixe, qui lui offre « l’avantage de ne pas avoir à courir la commande ». Comme Manoury, il a passé le confinement chez lui (à Paris), en y étant préparé puisqu’il pratique régulièrement « cette gymnastique indispensable au compositeur ». Toutefois, il a décidé de réserver « ce trou du temps » à des réflexions théoriques. « Chaque matin, je fabrique des outils », résume Krawzcyk.
Betsy Jolas, 93 ans, privilégie également cette partie de la journée – « Je travaille tous les matins, c’est sacré ! » Dans la maison du Vexin qui appartient à sa famille depuis 70 ans, elle vient de finir un duo pour orgue et violoncelle avant de démarrer un concerto pour piano. « Ne croyez pas que je suis indifférente à ce que l’on vit », lance la doyenne de la musique contemporaine en France. « La planète est sur une mauvaise pente et j’en suis très consciente mais si je pense aux problèmes, je ne peux plus travailler et je ne peux pas m’empêcher de travailler. »
Kaija Saariaho, 67 ans, trouve un effet apaisant dans la concentration imposée par l’écriture mais elle a bien du mal à se motiver. Confinée à Helsinki, où elle s’était rendue pour une création qui n’a pas eu lieu, la compositrice finlandaise espère que la pandémie déclenchera une prise de conscience. Elle se dit « de plus en plus affectée, depuis plusieurs années par les voyages, trop nombreux » et par l’orientation d’une « activité planétaire concentrée si violemment sur le profit économique au mépris du climat et des conditions de vie les plus fragiles ». L’évolution du monde musical ne l’incite pas davantage à l’optimisme : « Le business international a pris le pouvoir d’une manière insupportable et j’espère que...
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