Philippe Jacquin : «Le public se souvient longtemps de l’affiche d’un spectacle qu’il est allé voir»
Pour Culturelink, le directeur artistique de l’agence Ioda (Paris) a accepté de livrer ses «secrets de fabrication» et de détailler les règles à ne pas négliger en matière de création d’une affiche. Il rappelle l’importance de la dimension relationnelle entre le créatif, l’artiste et la production.
Quels sont, pour vous, les 3 ingrédients d’une affiche de spectacle réussie ?
Dans l’essentiel des cas, le client à satisfaire reste la production en charge du spectacle. Pour autant, l’agence ne peut faire abstraction de la dimension collégiale du projet d’affiche.
Evidemment, l’artiste est concerné au premier chef. Il doit adhérer aux choix graphiques et/ou conceptuels. Il doit se les approprier. Il y concourt parfois.
Le metteur en scène et l’auteur sont souvent consultés. Ils valident l’adéquation du visuel avec la nature du spectacle.
Cette gestation non pas consensuelle mais concertée convoite in fine deux objectifs finaux : servir la notoriété et l’image de l’artiste et du spectacle, servir la billetterie.
Le remplissage de la jauge ne s’explique pas par la seule qualité de l’affiche. Et réciproquement… Mais l’affiche est un levier réel que fondent quelques ingrédients incontournables :
«Des principes de lecture sont immuables»
1/ La capacité à interpeller
En digital comme en print, sur votre mobile comme dans les couloirs du métro, l’offre entertainment est pléthorique, tout particulièrement à Paris. S’en rappeler martèle le besoin d’émerger, aussi forte soit la tête d’affiche.
Cette aptitude relève tout à la fois d’une posture, d’un regard, d’une ambiance couleurs, de choix typographiques, de structuration graphique. Elle découle aussi - parfois - de l’usage décalé ou inhabituel de l’artiste ; comme Bruno Salomone en big Jim ou en châtelain.
Les codes et les usages du spectacle ne laissent pas d’immenses marges de manœuvre. Des principes de lecture sont immuables. Ils permettent de comprendre l’offre non comme celle d’un film ou d’un livre mais bien comme celle d’un spectacle.
Cette considération paraît élémentaire. Elle est essentielle. D’autant que certains comédiens se produisent à la fois sur scène et au cinéma.
2/ La capacité à inviter
Le seul en scène ou le one-man a cette particularité de déclencher une relation singulière avec l’audience. Même sur une affiche, il y a quelque chose de conversationnel dans la démarche.
Cette personnalité qui vous est familière et qui souvent regarde l’objectif vous invite à venir à sa rencontre, elle, personnellement. C’est philosophiquement très différent de la pièce de théâtre.
3/ La capacité à porter la promesse
La création doit consister en une promesse fidèle au texte, au ton et la mise en scène. Il s’agit d’être clair sur la nature du spectacle offert au public. Le spectateur doit savoir s’il va rire, pleurer, apprendre, s’émouvoir, comprendre…
Le lieu n’est que rarement le déclencheur fort de l’achat billetterie. Un spectateur qui veut voir son artiste se rend au spectacle quelle qu’en soit la salle ou presque. Toutefois, il est essentiel de faire apparaître clairement les informations pratiques ; à commencer par le lieu (souvent porté par la charte de la salle), les dates, les modalités de réservation…
«La construction de l’affiche, son harmonie,
son atmosphère doivent être
immédiatement aspirationnelles»
Quelles sont généralement les lignes de force ?
Les lignes de force sont beaucoup graphiques et conceptuelles. Il n’y a pas ou peu les jeux sémantiques qu’on trouve sur la communication courante marque ou produit. Comprenez qu’il n’y a pas d’accroches ou de signatures. Ou rarement. Avant tout parce que seuls les mots des auteurs ou des artistes ont seuls leur place légitime…
Le titre ou le nom de l’artiste lui-même est à considérer comme un “bloc-marque”.
C’est dire qu’il nous incombe de le marketer, par une typo dédiée, des formes ou des compléments graphiques qui fixent toute la personnalité du spectacle. Ce bloque-marque est d’autant plus importants qu’il vivra parfois hors-contexte, en merchandising notamment, en packshots vidéo…
La construction de l’affiche, son harmonie, son atmosphère doivent être immédiatement aspirationnelles. Je suis spectateur potentiel et exposé au visuel, en quelques secondes à peine je dois avoir tout compris et savoir pourquoi je vais passer un bon moment.
Et bien sûr, mais si ce n’est pas encore très installé dans les pratiques des salles productrices notamment, il est essentiel que l’affiche soit le point de départ d’une histoire beaucoup plus dense. Une histoire qui se déploiera en digital, sur le net et les réseaux sociaux… au-delà de la seule bande annonce. Cette histoire mobilisera l’artiste bien sûr et chaque prise de parole offrira une filiation graphique explicite avec l’affiche. L’affiche doit ouvrir un potentiel storytelling.
Comment sélectionnez-vous la photographie ?
Nous faisons valoir des prérequis techniques, utiles au cadrage, à la mise en couleurs, aux détourages…
Il y a deux étapes successives, celle du brief photographe et celle du choix de la ou des photos.
Le brief photographe s’appuie sur des maquettes et des moodboards. Ils renseignent précisément sur les attitudes et les intentions. Ils sont une feuille de route pour chacun (artistes, producteurs, photographe…).
Il nous appartient d’être directifs, avec toute l’humilité qui convient devant des pointures de la scène. Il nous appartient de cadrer la séance… mais leur talent vient évidemment et invariablement upgrader le projet.
Pour nous, agence, ces petits moments « behind the scene » sont des instants privilégiés, riches d’anecdotes et d’improvisations.
Quant à leur sélection, les photos retenues doivent faire l’unanimité. Le point de vue technique a son importance : l’angle, le grain, le traitement des chairs, la malléabilité graphique (retouches éventuelles, cadrage, colorisation, mises au format portrait/paysage…). Quant au sujet lui-même, l’artiste, il doit cocher toutes les cases évoquées précédemment (capacité à interpeller, inviter, promettre). Il doit être bien sûr immédiatement reconnaissable.
«Rien ne doit sembler posé au hasard ou par défaut.
Tout doit trouver sa place comme par évidence.»
Comment hiérarchisez-vous les éléments de texte ?
Il n’y a pas de règle gravée dans le marbre. Le nom de l’artiste (selon les cas, le nom seul ou l’ensemble prénom + nom) doit prédominer.
Vient ensuite le lieu. Avec des seul en scène ou des one-man, le titre du spectacle est souvent plus « subalterne ».
Nous sommes évidemment soumis aux obligations contractuelles et à la reconnaissance du travail de chacun. C’est pourquoi apparaissent souvent en troisième et en quatrième niveaux de lecture, le nom des talents qui œuvrent aux costumes, à la lumière, à la musique…
Le tout doit graviter autour du visage ou du plan serré (dans la majorité des cas) avec autant de fluidité que possible. Rien ne doit sembler posé au hasard ou par défaut. Tout doit trouver sa place comme par évidence.
Quant au bloc location et au bandeau partenaires, ils sont souvent le socle, posé là, au bas de l’affiche, socle sur lequel vient s’appuyer tout le visuel. C’est vrai, ils nourrissent parfois le sentiment de l’inadéquation des couleurs, ou du « trop d’informations ». Pourtant, ils contribuent à finaliser l’affiche et à conforter les codes spectacles.
Comment choisissez-vous les couleurs ?
Il est fréquent que l’affiche soit faite et validée avant même que le choix des décors et des costumes ne soit validé. C’est dire que l’environnement scénique n’est pas forcément le corrélateur fort des choix colorimétriques.
Le texte nous donne évidemment les repères essentiels : la date à laquelle se tient l’action, l’environnement dans lequel évoluent les comédiens, le ton…
Les couleurs se combinent aussi avec des motifs. L’ensemble donne une coloration très identitaire à l’affiche.
Et, bien sûr, ai-je besoin de rappeler que le vert est systématiquement écarté. Une superstition à laquelle personne ne croit mais à laquelle personne ne souhaite pour autant s’exposer.
En marketing, les couleurs ont un sens précis et sont l’objet d’interprétations précises qui pourraient dicter de près l’interprétation du consommateur.
Bien sûr, nous ne les négligeons pas. Il y a là des fondamentaux. Toutefois, notre approche est moins dans le calcul et la théorie d’école que dans l’approche artistique.
Enfin, la couleur peut-être un outil de disruption ou de différenciation. Un magenta ou un cyan 100% associé à du classique pourrait par exemple créer la rupture et en cela interpeller.
«Créer des affiches de spectacles ne s’improvise pas.
En témoigne le peu d’acteurs légitimes et pérennes
sur ce métier spécifique.»
Travaillez-vous aussi le cheminement du regard ?
Là encore, il y a des règles. Ce pourrait être des évidences, encore faut-il ne pas les négliger. La structuration de l’affiche est fonction du support (4x3, colonne Morris…), de l’impression et des sens de lecture. Il nous faut combiner tous ces repères.
Arrêtons-nous par exemple sur une 40x60 et une colonne Morris. Un visage qui apparaîtrait décadré par le bas sur la première pourrait avoir une réelle capacité à interpeller. Sauf que sa déclinabilité colonne Morris serait périlleuse puisque l’artiste se retrouverait le nez sur le trottoir, collé tout en bas du support. Et oui, une colonne Morris repose au sol, tandis que la 40x60 est collée sur un mur ou une vitrine, à hauteur d’yeux.
Autre exemple, autre anticipation avec le portait serré d’un artiste sur une colonne Morris. Il est logique que son regard occupe le centre du visuel. Sauf que les affiches des colonnes sont si hautes qu’elles sont imprimées le plus souvent en deux parties. Les yeux ne doivent en aucun cas faire la jonction entre ces deux pans.
Enfin, s’agissant du cheminement du regard lui-même, il diffère selon les formats. Ils sont de plus en plus nombreux, et se démultiplient encore entre print et digital. Il y a l’immédiateté de la lecture et l’attention plus captive. Pour le caractère instantané, le regard est centré. Pour une lecture plus assidue, il se décentre en se rationnalisant et en allant chercher l’information sur des grilles habituels de gauche à droite.
Bref, créer des affiches de spectacles ne s’improvise pas. En témoigne le peu d’acteurs légitimes et pérennes sur ce métier spécifique.
La dimension relationnelle entre grandement en ligne de compte.
Le travail des créatifs est irrémédiablement et durablement associé au spectacle. Le public se souvient longtemps de l’affiche d’un spectacle qu’il est allé voir.
Il est un maillon qui contribue, quoique partiellement bien sûr, au succès ou non d’un spectacle.
Il se met au service d’artistes et de producteurs auquel il donne un éclairage essentiel. Il fait la première jonction entre eux et le public. Il se nourrit d’une confiance sans faille des intéressés.
Propos recueillis par Nicolas Marc
Lire aussi l’interview : Stéphane Kerrad/KB Studios : «L’artiste a toujours le dernier mot sur les choix»
https://www.culturelink.fr/pratiques-pros/le-secret-dune-affiche-de-spectacle-reussie-12