Alban Rouge est intermittent du spectacle, parfois régisseur au Cent Quatre à Paris, parfois compositeur pour des compagnies de danse. Passionné depuis ses débuts, il regrette le manque de reconnaissance de son métier et, plus généralement, du rôle crucial de la culture.
« Qu’est-ce que vous faites dans la vie, Alban Rouge ? » demande-t-on un peu candidement à cet intermittent du spectacle qui, comme la plupart des gens du milieu, multiplie les casquettes. Cet amoureux de la scène travaille en tant que créateur lumière pour de nombreuses compagnies de danse ou de théâtre quand il ne tourne pas ses propres spectacles ; d’autres fois, comme régisseur général pour le compte du Cent Quatre, ce lieu de culture hybride à Paris dans lequel s’amoncellent les créations de toutes disciplines.
« C’est le même métier que régisseur lumière, sauf que le spectre des choses à mettre en scène est un peu plus vaste », explique-t-il, avec sa voix bienveillante. Et pour cause, il s’agit d’embrasser toute la logistique d’un spectacle – de l’aménagement de la scène à celui des loges des maquilleurs : « Quand on se retrouve avec une piscine dans le spectacle, il faut bien que quelqu’un se demande comment faire pour en mettre une sur scène ! »
D’autres fois encore, le technicien vend ses services en tant que compositeur de musique de spectacle aux compagnies avec lesquelles il travaille. Cet habitant du 18e arrondissement parisien s’est acheminé vers le métier après un DMA régie de spectacle option lumière, promo 1997, l’une des premières à avoir embrassé cette formation niveau bac +2, tout juste créée pour former des jeunes qui apprenaient autrefois ce métier, pourtant technique, sur le tas.
Un choix de vie qu’il a d’abord fait pour rassurer ses parents, inquiets de le voir rester sans formation classique, tout en étant dans un domaine proche de la musique. Finalement, la découverte de l’éclairage de spectacles fut un vrai révélateur. « Je n’ai jamais réussi à en démordre ! » plaisante le passionné, qui mène une carrière en équilibre, toujours un pied dans un domaine, l’autre dans un autre. Pour lui, c’est pourtant simple : « Je fais l’essentiel de mon travail dans la danse contemporaine, la plupart du temps avec les mêmes personnes, il n’y a que ma fonction qui change. »
« 95 % sont des passionnés »
Conscient de son rythme de vie peu commun, le compositeur-régisseur-scénographe de 43 ans, originaire de Besançon (Doubs), est toujours grisé par ce job passion qui avale ses journées et les maintiennent, lui et ses camarades de création, dans une émulation collective dont ils peinent à se défaire. Pendant les tournées, les journées peuvent s’étendre de 9 à 23 heures, de la préparation aux derniers filages jusqu’à la présentation d’une œuvre au public. Pendant les périodes de création, c’est plus encore.
La routine, dans le milieu. « 95 % des gens que je croise dans ce métier sont passionnés », résume-t-il. La statistique, même faite au doigt mouillé, dépeint malgré tout une certaine réalité du métier. Ceux qui n’ont pas les reins pour supporter les horaires et une conciliation difficile avec une vie personnelle prennent rapidement la tangente. Seuls les plus férus de leur boulot restent – beaucoup ne tiennent pas.
D’ailleurs, la pandémie et les confinements successifs ont beaucoup rebattu les cartes de ce métier aussi mal connu que mal considéré. Artistes comme techniciens, nombreux sont ceux qui ont bifurqué. A cause du manque d’équilibre entre vies personnelle et professionnelle, mais aussi à cause des bas salaires et de l’absence totale de perspectives d’évolution. « La différence entre le salaire de début de carrière et celui que l’on a en approchant de la retraite est quasi inexistante », souffle-t-il. Pour autant, quand on est mordu, difficile de décrocher et Alban Rouge aperçoit de temps en temps les déserteurs revenir faire des tournées, des dates. « Ça les brûle de l’intérieur. » Même si la pandémie a parfois changé la donne, c’est encore la passion qui l’emporte.
« Chômeurs en activité »
Lui n’a jamais envisagé de laisser tomber, avance bon an mal an dans l’existence, même si son salaire de technicien n’augmentera jamais – quand il travaille pour des compagnies, ça change un peu. Environ 200 euros la journée en régie générale pour des semaines de 48 heures sur cinq jours, le temps légal maximum.
Le travail, depuis ses débuts, ne manque pas. « J’ai commencé à travailler en 1999, avec le passage au nouveau millénaire j’ai tout de suite été submergé par le travail. » Les plus expérimentés qu’il côtoie le préviennent rapidement des écueils du métier mais il tient bon.
Il n’a jamais envisagé de laisser tomber même si le job n’est pas reconnu, même pas par Pôle emploi ou l’Unédic qui considèrent que les intermittents – qui bénéficient d’un régime de Sécurité sociale spécial – ont le statut de « chômeurs en activité », une appellation qui le met en colère. « Pour l’Etat et aux yeux de la société, nous sommes des chômeurs », résume l’intermittent, qui se désole qu’après 48 heures de travail par semaine, on le perçoive comme un oisif. « Déontologiquement, ça me blesse. Je travaille quasiment autant que n’importe qui », assène-t-il finalement.
Ce manque de reconnaissance pour les métiers du spectacle ressemble à celui qui affecte le secteur de la culture en général. Des métiers pas reconnus qui, d’après des chiffres d’économistes qu’il ressort du tac au tac – repris par l’ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filippetti –, rapportent à l’économie du pays jusqu’à sept fois plus que la construction automobile, « un poids économique énormissime ».
Malgré les politiques qui jurent la main sur le cœur que la culture est une priorité, la France complique la tâche de ceux qui voudraient travailler temporairement à l’étranger, rappelle Alban Rouge, qui se retrouve dans un grand flou juridique quand il exerce hors de France. « Je vais travailler en Belgique, je ramène de l’argent en France, j’exporte mon savoir-faire à l’étranger et donne une image du savoir-faire français alors que dans mon pays, tout incite à ne pas déclarer cet argent tant c’est compliqué. » La faute de Pôle Emploi, qui refuse de considérer que les heures travaillées à l’étranger soient reconnues par le système du guichet unique. « Notre pays est très autocentré. Parfois, j’ai l’impression qu’on s’intéresse seulement à ce qui se passe à l’intérieur de nos frontières », regrette le quadra, avant de rappeler que dans les autres professions, ça n’est pourtant pas un problème.
Le climat, « une urgence absolue »
A six semaines de la présidentielle, l’intermittent se désole de l’état du débat public. Lui a toujours voté – contrairement à un nombre croissant de personnes autour de lui qui ne se rendent plus aux urnes, notamment parce que le vote blanc n’est pas reconnu – mais le fera cette année « à reculons ». Il regrette, aussi, l’absence de « candidat valable » et plus généralement, le paysage politique qui se dessine chaque jour sous ses yeux.
Pourtant, ses revendications ne diffèrent pas de celles de la moyenne des Français. Le pouvoir d’achat d’abord, premier thème à s’être imposé dans cette campagne présidentielle, mais aussi le climat, également au cœur des préoccupations des Français. « Pour moi, le climat est une urgence absolue, martèle-t-il, on a déjà mis les pieds dans la catastrophe. » Cette catastrophe climatique a déjà des conséquences très concrètes sur l’exercice de son métier. Sur scène et en tournée, les sources d’énergie pour éclairer les spectacles changent – on remplace les lampes à incandescence, trop polluantes, par des LED. Toute la technique est à réinventer : « C’est un changement aussi majeur que lorsqu’on a commencé à travailler avec de l’électricité. Nous devons réinventer complètement nos manières de travailler », résume le technicien, qui essaie de prendre sa part dans la transformation de la société pour qu’elle soit plus vertueuse.
Derrière les débats idéologiques qu’il juge louables, le quadra déplore la bien moins reluisante « guéguerre » entre les différents partis, l’absence de vision globale de la société par certains d’entre eux. Le fait aussi que le système électoral français et son scrutin uninominal à deux tours commence tout doucement à montrer ses faiblesses : « Il n’y a pas de mode de scrutin parfait, mais un changement de Constitution me paraît aujourd’hui essentiel : ça n’est pas normal que des candidats puissent passer avec un tout petit peu plus de la moitié des voix. »
L’Affaire du siècle
Au rayon des regrets également, ce brouhaha médiatique omnipotent, et l’extrême droite « qui nous ramène aux temps les plus pourris de l’histoire de ce pays. Nous sommes rarement tombés aussi bas dans les arguments qui sont avancés. »
Mais une fois qu’on a dépassé les idéologies « nauséabondes », en creux, se dessine quelque chose de plus enthousiasmant : « Le repositionnement de l’écologie, la possibilité de se reconnecter à ce qu’est notre planète, de réorganiser la société en prenant compte de l’environnement », un véritable défi qui invite à repenser son rapport au vivant, à la consommation, à la production. Ce qui implique, selon Alban, qui a parfois glissé un vote écolo dans l’urne, de « se reconnecter à la manière dont fonctionne la société avec ce qu’est un être humain au sens primitif, ou essentiel, du terme »...
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