L'accumulation des témoignages des mouvements MeToo libère la parole de nombreuses femmes. Si ces accusations passent par des révélations publiques, c'est bien parce que la justice n'entend pas assez bien ce que les femmes ont à dire, explique Reine Prat, spécialiste de la place des femmes dans la culture. Entretien.
2021 a vu de nouvelles vagues de révélations sur le harcèlement et les agressions envers les femmes dans différents milieux. Ceux de la politique, du sport, de l'audiovisuel ont notamment été concernés. Quatre ans après le MeToo déclenché dans le monde du cinéma, d'autres secteurs de la culture ont été pointés du doigt, jusqu'au lancement du MeToo théâtre cet automne. Cela a entrainé notamment la démission du directeur du festival Mousson d'été. Le 19 novembre, une manifestation à Paris dénonçait devant le Théâtre Colline à Paris la commande d'une musique à Bertrand Cantat, jugé pour le meurtre de Marie Trintignant, ainsi que la programmation d'une mise en scène de Jean-Pierre Baro (pour qui une plainte pour viol a été classée sans suite).
Reine Prat vient de publier aux éditions de l'Echiquier, "Exploser le plafond, Précis de féminisme à l'usage du monde de la culture". C'est le prolongement de ses deux rapports ministériels "pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans les arts du spectacle", publiés en 2006 et 2009, actualisés à l'aune des révélations qui ont secoué la société française depuis le Metoo cinéma en 2017.
En 2006 elle montrait que des hommes dirigeaient 92% des théâtres consacrés à la création dramatique, 89% des institutions musicales, 86% des établissements d'enseignement et que leur place dans les programmations pouvait atteindre 97% pour les compositeurs, 94% pour les chefs d'orchestre, et enfin qu'ils pouvaient être les auteurs de 85% des textes à l'affiche des théâtres du secteur public et y signer 78% des mises en scène. A l'heure des mouvements MeToo, elle constate que les discriminations qu'elle dénonçait sont "bien légères" par rapport aux violences dénoncées par les femmes.
FRANCE INTER : Partons d'abord de votre dernier ouvrage, vous actualisez les leçons tirées de vos rapports au regard des phénomènes Metoo.
REINE PRAT : En 2006, on avait considéré que mon premier rapport faisait l'effet d'une bombe, tellement les inégalités entre hommes et femmes y apparaissaient criantes dans les milieux culturels. Les postes de direction étaient occupés par des hommes entre 57 et 100% selon les secteurs. En 2009, deuxième rapport, rien n'avait changé, et dans le secteur de la danse c'était encore pire. Depuis, il y a eu des progrès, mais je constate un effet yo-yo, c'est-à-dire que les progrès faits pour la place des femmes dans ces milieux, ne sont pas durables. En plus, je mets aujourd'hui en avant la double peine subie par les femmes racisées, encore plus invisibilisées que les autres. Sexe et race ont la même matrice, et cela pèse conjointement sur certaines personnes. Aujourd'hui on parle de MeToo dans tous les milieux culturels et les écoles, et dans mes rapports cette dimension n'apparaissait pas. Je décrivais des discriminations légères si on compare avec les accusations portées par les femmes aujourd'hui. C'est l'exemple de la trompettiste, sélectionnée dans un orchestre national après une épreuve passée derrière un paravent, et qui ensuite sur la pression de ses collègues a dû faire un examen médical pour prouver ses capacités respiratoires. Tout cela parait bien léger au regard des accusations de viols et de harcèlement. Les témoignages que j'ai recueillis à l'époque, je ne les ai pas identifiés comme du harcèlement sexuel, ils étaient trop peu nombreux. Ma position dans le livre "Exploser le plafond" est bien plus radicale.
FRANCE INTER : Dans votre livre, "Exploser le plafond", vous intégrez cette donnée nouvelle, c'est-à-dire la dénonciation publique, les MeToo de différents milieux culturels
REINE PRAT : Ce qu'il faut comprendre c'est que les paroles déplacées comme "Je savais que tu avais un beau cul, je ne savais pas que tu pouvais faire de la mise en scène", permettent des violences et des attitudes graves.
Bien avant 2017 et le MeToo du cinéma, j'avais été alertée au sujet des écoles d'arts plastiques, où les filles représentent plus de 70% de l'effectif. Les enseignantes se demandaient pourquoi tant d'étudiantes n'avaient pas le niveau. Or les jurys sont essentiellement masculins. Lors du confinement, nous avons constaté dans une école d'art que les examens d'entrée passés de manière anonyme avaient abouti à une sélection paritaire. Donc les hommes recrutent des filles parce qu'elles sont jolies pour ne pas dire plus.
FRANCE INTER : Outre le théâtre, ou le cinéma, il y a eu aussi des révélations dans le monde de la bande dessinée, le sport, ou la politique. Finalement y a-t-il un milieu préservé ?
REINE PRAT : L'exemple du milieu culturel est à l'image du reste, avec cet particularité qui met parfois les corps en jeu. Se dévêtir c'est un boulot de comédienne prétend-on, même dans des situations où il n'y a pas lieu. Mais tous les secteurs sont concernés. C'est un phénomène de société avec un consensus sur des relations perverties entre hommes et femmes, et qui permet que les hommes se maintiennent au pouvoir.
Dans le monde des arts, on nous a raconté un monde reposant l'invention de l'artiste créateur tout puissant, et on en est resté là. Même la nouvelle loi sur la liberté de création en 2016 est le dernier avatar de ce phénomène. Elle impose la puissance de l'artiste créateur, sans le limiter à la liberté d'autrui, comme le fait la loi sur la liberté d'expression. Cela continue de faire obstacle à la parole des femmes victimes de sexisme ou de racisme.
FRANCE INTER : Certains estiment que les dénonciations sur les réseaux sociaux créent un phénomène malsain, qu'en pensez-vous ?
Si ces accusations passent par des révélations publiques, médiatiques ou sur les réseaux sociaux, c'est bien parce que la justice n'entend pas assez bien ce que les femmes ont à dire. Les femmes n'osent pas parler sur le moment, les témoins non plus.
De surcroit, les femmes savent que si elles parlent, elles n'auront plus d'engagement. Par exemple, il a été reproché par sa troupe à une comédienne d'avoir remis à sa place quelqu'un qui avait eu des propos inappropriés. Ses collègues lui ont reproché cela parce que leur spectacle n'a pas été sélectionné.
La question, c'est pourquoi les témoins ne parlent-ils pas non plus ? La réponse, c'est la pression sur les carrières et sur la vie des spectacles. Les histoires de MeToo théâtre, on les connaissait avant cet automne. Par exemple, les accusations contre Michel Didym, directeur du festival de la Mousson d'été, ont été ...
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