Chef de file des labels indépendants, Emmanuel de Buretel, président de la Société civile des producteurs phonographiques indépendants (SPPF)explique, dans une tribune au « Monde », que la création musicale subit une double peine, suite à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, qui s’ajoute à la crise du Covid-19, et en appelle aux pouvoirs publics.
TRIBUNE. Chaque année près de 60 millions d’euros sont consacrés à des actions artistiques et culturelles par les sociétés de gestion collective d’artistes interprètes et de producteurs de phonogrammes. Ce soutien financier à la production musicale et à la diffusion du spectacle vivant joue un rôle majeur dans l’économie de la musique. La réalisation de plusieurs milliers de projets musicaux dépend fortement de cette politique.
Grâce notamment à ce soutien, des artistes aussi divers que Christine & The Queens, Vianney, Orelsan, Petit Biscuit, PNL, Lomepal, Claudio Capéo, et tant d’autres ont pu émerger ces dernières années. Des dizaines de festivals régionaux ou nationaux en bénéficient également : Jazz sous les pommiers, le Chaînon manquant, Le Printemps de Bourges, etc.
Pour la musique enregistrée, ces aides, couplées au crédit d’impôt à la production phonographique, ont évité un véritable naufrage pour notre production locale, à l’époque de la crise du disque entre 2003 et 2014. Avec la croissance retrouvée depuis 2015, elles accompagnent la prise de risque sans cesse renouvelée de la part des producteurs. Dans la bataille mondiale des contenus, c’est un atout important pour permettre à notre production locale de rivaliser avec les productions internationales.
Cercle vertueux brisé
Ces sommes proviennent pour environ 50 % de droits non répartissables au titre de la rémunération équitable, qui est perçue auprès des radios, des télévisions, des lieux publics et des discothèques. La loi du 3 juillet 1985, dite loi Lang, précise en effet qu’ouvrent droit à répartition les phonogrammes fixés pour la première fois dans un pays membre de l’Union européenne (UE) sous réserve de l’application des conventions internationales.
Or, la diffusion en France des enregistrements fixés aux Etats-Unis n’ouvre pas droit à répartition parce que les Américains n’ont pas mis en place de droit à rémunération équivalent. Et les sommes qui en résultent sont affectées en totalité à des aides à la création.
Ce cercle vertueux vient d’être brisé par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui a jugé le 8 septembre que les artistes interprètes et les producteurs américains devaient être rémunérés en raison de l’exploitation de leurs enregistrements dans les pays européens.
La CJUE fonde sa décision sur une lacune de la directive de 2006 sur le droit de location et certains droits voisins, qui ne comporte aucune réserve consistant en la mise en place d’une règle de réciprocité avec les pays tiers, cette règle conditionnerait le versement des droits à rémunération équitable aux ressortissants de pays tiers à l’existence d’un régime similaire dans leur pays.
« Cheval de Troie des intérêts américains »
Jack Lang, à l’origine de la loi de 1985, qui a créé les droits voisins des droits d’auteur, a fait part sur sa page Facebook de sa consternation : « Je suis scandalisé par la décision de la CJUE qui porte atteinte aux artistes français et européens et transforme l’Europe en cheval de Troie des intérêts américains ».
Faute d’intervention du gouvernement, cet arrêt provoquerait des conséquences très graves au niveau français. Tout arrêt de la CJUE ayant un caractère rétroactif, il faut s’attendre à une réclamation de la part d’ayants droit notamment américains. Les sommes en jeu sont considérables : près de 140 millions d’euros pour l’ensemble des organismes de gestion collective (OGC) de droits voisins. Devoir reverser le produit de ces sommes aux producteurs et artistes américains serait un comble dans la mesure où les Etats-Unis n’ont jamais voulu mettre en place un régime de rémunération pour la radiodiffusion terrestre et la communication au public.
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Ensuite, ces sociétés ont dû prendre la décision, à titre conservatoire, de geler tout versement de subventions pour des aides déjà attribuées. Une décision qui aggrave la situation déjà fragile des producteurs indépendants, dont nombre d’entre eux ont été durement frappés par le choc économique post-Covid.
Enfin, cette décision va entraîner une chute de près de 50 % des aides à la création auparavant attribuées par nos sociétés. Pour la musique enregistrée cela devrait représenter une baisse de 12 millions des aides attribuées pour la production d’albums, de vidéomusiques ou à la promotion de projets musicaux.
Double peine
Pour les producteurs indépendants déjà fragilisés par le Covid-19, ce serait la double peine. Nombre d’entre eux dépendent en effet encore largement de la vente de CD, vinyles et des tournées de leurs artistes. Les ventes physiques ont chuté de 37 % au premier semestre. Les droits voisins devraient baisser de 20 % à 25 % en 2020 et 2021. A cette baisse s’ajoutera une chute du même ordre des droits d’auteur (la plupart d’entre eux sont également éditeurs de musique).
Les producteurs indépendants, qui sont les garants de la diversité musicale, avec plus de 80 % des albums publiés chaque année en France, se tournent, comme les autres OGC, vers les pouvoirs publics. L’Etat a une responsabilité particulière car les OGC n’ont fait qu’appliquer une législation qui s’avère non conforme aux directives européennes. Nous demandons à l’Etat français de prendre à bras-le-corps ce problème qui concerne à la fois les organismes de gestion collective et des milliers de professionnels de la musique, qui vont être lourdement affectés dans le financement de leurs projets.
Pour l’avenir, la réponse se situe au plan européen, comme le précise...
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