Chaque mois, nos dilemmes moraux intimes sont passés au crible. Entre ceux qui appellent au boycott des créations d’« hommes monstrueux » et ceux qui veulent « séparer l’œuvre de l’artiste », le malaise est profond lorsque l’on continue à aimer l’art de ceux qui nous indignent.
On pourrait raccrocher ce dilemme à l’actualité – celle, par exemple, qui a vu l’annulation de la projection du Dernier Tango à Paris (1972), de Bernardo Bertolucci, par La Cinémathèque, à la suite des protestations d’associations féministes, qui par ailleurs n’en demandaient pas tant (mais plus simplement une contextualisation du film, qui comporte une scène de sodomie simulée, tournée sans que l’actrice Maria Schneider en ait été prévenue). « Personne n’aurait pris satisfaction à voir ce film dans ces conditions-là. Je pense que même les cinéphiles n’ont pas nécessairement envie de se retrouver dans une ambiance de guerre civile. Personne n’a rien à y gagner », déclarait au Monde le président par intérim du Centre national du cinéma et de l’image animée, Olivier Henrard. Mais toutes les annulations, mises en garde, tous les procès et condamnations ne règlent pas – pas toujours – le malaise qui se pose quand on aime, encore, l’art de ceux qui nous révulsent moralement.
L’écrivain et rappeur Gaël Faye parlait le 4 décembre au micro du journaliste Mouloud Achour, qui lui posait la question : que faire de ces « idoles », R. Kelly, P. Diddy, Michael Jackson, ou plutôt que faire de leur musique, maintenant qu’on sait ce que l’on sait ? « On brûle nos idoles peu à peu, se désolait l’écrivain. On ne peut plus accepter que ces choses-là passent, se dire “ce n’est pas grave”. » Ce n’est pas de boycott dont Gaël Faye parlait, mais du rapport intime que l’on a avec un artiste : « Je n’arrive plus à écouter Michael Jackson. Et je le dis avec peine. Quelque chose s’est brisé en moi. » Pour lui, la question ne se pose pas comme un dilemme : c’est presque à regret qu’il n’arrive plus à aimer ce qu’il a aimé.
C’est justement l’amour qui est au centre de l’excellent essai de l’écrivaine et critique Claire Dederer Les Monstres. Séparer l’œuvre de l’artiste ? (Grasset, 2024), consacré à cette question. L’amour de l’art quand il se teinte de culpabilité, de dégoût, mais quand malgré tout il persiste. L’amour des films de Polanski, en ce qui concerne l’autrice américaine. Claire Dederer admet que, même après avoir appris les crimes commis par son réalisateur préféré, elle prit conscience qu’elle les aimait toujours autant. « Je voulais être une consommatrice vertueuse, une féministe dans les actes, mais, dans le même temps, je voulais être une citoyenne du monde des arts, l’opposé d’un philistin, écrit-elle dans son dernier ouvrage. Pour moi, la question, l’énigme, consistait à savoir comment répondre à ces deux injonctions similaires, en apparence contradictoires. »
Le récit suit les déambulations de l’autrice dans cet espace où se rencontrent une œuvre, son auteur et son public. On partage les allers-retours de Claire Dederer lorsqu’elle se demande où commence la monstruosité ; si abandonner son enfant pour créer – comme Doris Lessing ou Joni Mitchell – range ces femmes du côté des monstres ; si elle n’a pas adoré ces femmes précisément parce qu’elle les trouvait un peu monstrueuses. S’il peut exister un rapport « vertueux » à l’art. Si elle-même – ancienne alcoolique – n’a pas fait des choses un peu monstrueuses. Si elle n’aurait pas été meilleure autrice si elle l’avait été davantage. On y trouve de drôles d’idées. Celle de Martha Gellhorn, par exemple, journaliste, écrivaine et accessoirement troisième épouse de Hemingway, qui pensait plutôt qu’...
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