Face à la polémique autour d’un tableau de la peintre suisse Miriam Cahn, exposé au Palais de Tokyo, un collectif de vingt-six responsables de musées et d’institutions culturelles rappellent, dans une tribune au « Monde », que l’art souvent perturbe et que c’est même sa mission.
Il y a dix jours, une parlementaire du Rassemblement national s’est choisi une cible : non pas les violences du monde réel, mais leur représentation par une artiste. Au Palais de Tokyo, un tableau de Miriam Cahn, Fuck Abstraction, représentant un homme imposant une fellation à une silhouette fragile, a fait l’objet d’attaques politiques, médiatiques et judiciaires pour demander son retrait.
Qu’il soit l’œuvre d’une grande artiste et qu’il ait été peint pour dénoncer les horreurs de la guerre n’y changeaient rien, il fallait, au prix d’outrances et de mensonges, interdire l’œuvre pour mieux refouler ce qu’elle venait perturber. La ministre de la culture a dû rappeler cette évidence : que la liberté d’expression et de création est garantie par la loi. Cela n’a pas suffi, plusieurs associations ayant saisi la justice en référé.
C’est une affaire qui aurait dû nous faire tous réagir immédiatement. Pourtant, nous sommes d’abord restés silencieux, comme si nous nous étions habitués à ce que la présentation d’œuvres d’art puisse faire l’objet de contestations, qu’elles viennent d’un bord ou de l’autre, au nom de la morale, de la sensibilité ou de droits instrumentalisés pour l’occasion, laissant finalement la justice trancher voire plus simplement et plus rapidement l’opinion publique.
Ce silence intervient dans un climat général d’inquiétude qui vient gravement porter atteinte à la liberté de création et à la place que nous devons, comme responsables de musée, lui faire. La violence et la rapidité des polémiques, enflammées le plus souvent par les réseaux sociaux, remplacent et interdisent les débats. Le spectacle glaçant offert par des institutions internationales, où démissions, annulations d’expositions, retraits d’œuvres et contritions s’accumulent sur fond de bataille culturelle, devrait nous montrer le chemin que nous ne voulons pas suivre.
Car notre mission première est de laisser s’exprimer les artistes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui – le passé n’échappant ni aux polémiques ni aux relectures qui conduisent parfois à les remiser au placard pour s’acheter bonne conscience et tranquillité. Plutôt que d’avoir peur de choquer, nous devrions avoir peur de ne jamais choquer. Car, oui, l’art choque. Perturbe. Dénonce. Dérange. Questionne.
Un musée ne saurait se réduire à un lieu présentant des œuvres destinées à reposer le regard, divertir et instagrammer. Un musée, qu’il soit d’art, de société, d’histoire ou de science, est un lieu dans lequel on rencontre le regard de l’autre. Toute œuvre est par nature dérangeante car elle montre le monde réel ou imaginaire sous un jour différent ; l’art force à se décentrer. Il conduit à nous interroger sur l’autre et sur soi-même. Il nous permet de nous construire pour soi et avec les autres. Il ouvre des portes : à nous de donner aux publics envie de venir et de contextualiser la présentation des œuvres.
Craindre l’autocensure
Il nous arrive d’être perturbés par certaines propositions artistiques qui nous sont faites, comme souvent tout au long de l’histoire, de la bataille d’Hernani au Salon des refusés. Notre mission de responsables de musée et de programmateurs consiste alors à accompagner les publics, avec attention, confiance et conscience sur des terrains parfois inconfortables. En n’oubliant jamais de sensibiliser, d’expliquer, parfois de prévenir. La médiation est aujourd’hui fondamentale parmi les missions des musées pour donner des clés de compréhension sans jamais nuire à l’émotion et au rapport direct avec les œuvres.
Est-il si compliqué de comprendre que l’art, aussi engagé soit-il, ne saurait se confondre avec du militantisme ? Que les mots ne sont pas les choses ?
En Floride, récemment, un directeur d’école a dû démissionner pour avoir montré à sa classe de collège une photo de la sculpture de David, devenue une image pornographique comme au temps de la censure vaticane. Résultat, la Galleria de Florence a enregistré un afflux de visiteurs américains devant le chef-d’œuvre de Michel-Ange. Ironique retour des choses qui montre que le public, moins effarouché que les maîtres à penser et agitateurs politiques, sait faire la part des choses ? Qu’il faut le laisser voir, croire et juger à sa manière ?
Notre responsabilité n’est pas de censurer ni de laisser censurer, mais de nous battre pour offrir un espace de liberté, de questionnement, pour que l’art puisse trouver toujours des lieux où il peut s’épanouir sans crainte. Plus encore que la censure, nous devons craindre l’autocensure. Les musées doivent être des...
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