Bouleversé par les accents prophétiques du texte, le metteur en scène israélo-américain Guy Ben-Aharon s’interroge sur l’impossibilité, dans le contexte actuel, de produire à nouveau «Ulysse à Gaza», rare pièce israélienne à aborder la question de l’enclave sous blocus.
En 2015, j’ai dirigé la première américaine d’une pièce israélienne qui s’emparait de la question de Gaza. Cette pièce, je ne pourrais plus la monter aujourd’hui.
Ulysse à Gaza, de Gilad Evron, est l’histoire d’Izakov, un avocat juif israélien qui défend deux clients : un enseignant palestinien, surnommé Ulysse, arrêté par les autorités israéliennes pour avoir tenté de rejoindre Gaza sur un radeau fait de bouteilles en plastique dans l’espoir d’y apporter de la littérature russe, et un fonctionnaire israélien du ministère de la Défense, Seinfeld, qui cherche à savoir si le blocus de Gaza pourrait entraîner des poursuites contre Israël pour crimes contre l’humanité.
La première mondiale en Israël n’avait pas été facile à monter. Un acteur juif avait refusé le rôle-titre, craignant d’être blacklisté du circuit commercial par la suite, et le rôle a finalement été confié à un citoyen palestinien d’Israël. Malgré tout, il y a eu plus de 80 représentations et la production a remporté le prix de meilleure pièce originale lors de la plus prestigieuse cérémonie célébrant le théâtre israélien. Le dramaturge, Gilad Evron, m’a raconté qu’il s’était un jour assis à côté d’un Palestinien dans le public – à la fin du spectacle, ce dernier lui a pris la main en lui disant «merci». Le cri d’Ulysse avait résonné.
C’est mon malaise qui m’a poussé à travailler sur cette pièce
Lorsque j’ai mis en scène Ulysse trois ans plus tard à Boston, je savais que la pièce allait secouer le public. J’avais été moi-même ébranlé par les points de vues et les faits présentés, qui montraient l’indifférence quotidienne des Israéliens à l’égard du siège de Gaza, dont notre gouvernement espérait qu’il affaiblirait le Hamas, mais qui s’était transformé en une cruelle punition collective.
C’est mon malaise qui m’a poussé à travailler sur cette pièce. Le théâtre nous permet de nous confronter au monde d’une manière exigeante et ambiguë. Il transforme la réalité politique en question intime sans vous obliger à trancher, seulement à regarder et à lutter.
La plupart des critiques se résumaient à ce commentaire : du grand art, et du grand inconfort. Nous étions complets la plupart du temps – nous avons même ajouté des sièges les deux dernières semaines – mais ma compagnie a perdu des donateurs et une partie de son public. Le consul israélien de Boston me convoqua dans son bureau et m’intima de me concentrer sur d’autres productions.
Le matin de l’attaque du Hamas, le 7 octobre, envahi par l’impuissance et la peur, j’ai relu la pièce.
Voici une version abrégée de la scène la plus difficile de la pièce, dans laquelle Seinfeld, le fonctionnaire israélien, confie ses craintes à son avocat, Izakov : la population de Gaza va exploser, les maladies et la misère vont se multiplier, et le blocus va nous exploser à la figure :
Seinfeld : «La bande de Gaza est le lieu le plus peuplé de la terre. Avec leur taux de natalité, ils vont se multiplier dans les dix ans à venir. Nous enfermons Gaza de tous les côtés et elle ne disparaît pas. Elle ne s’enfonce pas dans la mer. Imaginez dix millions de personnes qui ne peuvent pas sortir, qui ne peuvent presque pas bouger, infectés, brûlés par la sueur, affamés, mourant, s’accouplant, imaginez les fleuves de sécrétions. […] Imagine ce magma humain qui déborde et sort de son lit. Jusqu’à la frontière. Il déborde jusqu’à chez nous. La machine à faire peur est toujours en place – le bourdonnement des drones, les caméras volantes, les mitraillettes automatiques, mais la peur n’arrête plus personne. Vivre ou mourir, ils ne voient plus la différence. Et ils arrivent sur nous, et ils avancent du sud, et s’étalent sans limite. Et dans ce cas, cher Maître, quelle loi peut nous servir ? Je tire sur eux à la frontière et je continue à tirer sur eux et ils continuent à venir, ils sont de plus en plus nombreux, je continue à tirer, et peut-être que mes enfants sont déjà près de moi, et peut-être que les tiens aussi. Imagine-toi les chiffres, Maître. Des centaines, des milliers, des millions ? Combien de millions ? Où est notre limite ?» (1)
La pièce semble prophétique aujourd’hui.
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