« Nous ne sommes pas tirés d’affaire, nous sommes même au bord de l’abîme », prévient Bruno Lion dans une nouvelle tribune publiée sur les réseaux sociaux. Le Président de la Sacem appelle l'Etat à renforcer ses soutiens pour éviter une "génération sacrifiée".
En 2021, tous solidaires avec les auteurs, compositeurs et éditeurs de musique !
par Bruno Lion, Président du Conseil d'Administration de la Sacem
le 7 décembre 2020
En avril dernier, je sonnais l’alerte sur la grave fragilisation du secteur musical et sur le risque d’appauvrissement de notre diversité culturelle. Huit mois plus tard, où en sommes-nous ? La réaction de l'Etat est remarquable par son ampleur, mais doit être complétée d'urgence.
Commençons par les bonnes nouvelles : notre pays s’est mis en mouvement pour protéger le secteur musical face au choc d’une crise historique et tragiquement durable.
Maison commune des auteurs, des compositeurs et des éditeurs, la Sacem a poursuivi et renforcé son action pour aider, sécuriser et soutenir ces tous premiers artisans de la création, également premiers garants de notre diversité culturelle. La Sacem a été la première à rémunérer les performances en livestream, même si hélas, ces nouveaux modes de diffusion, livestream ou streaming, ne compenseront jamais la perte de revenus bien trop massive liée à l’absence de scène et de diffusions musicales dans les bars et les commerces.
De son côté, l’Etat a commencé à écouter et à entendre notre cri d’alerte. Le Président de la République a reconnu que « la culture est essentielle à nos vies de citoyennes et de citoyens libres » et le Premier ministre est allé plus loin en déclarant le que la culture était « une activité économique » et qu'il « faut le dire haut et fort ». Aujourd’hui, le plan de relance mobilise 432 M€ pour le spectacle vivant et 210 M€ pour la musique : des montants encore très en-deçà de l’impact de la crise, mais un effort inédit qui mérite d’être salué.
Par ailleurs, le Centre National de la Musique (CNM) qui n’a pas un an, a réussi son « baptême du feu ». Il est dans notre secteur logiquement chargé de la mise en place de cette relance et de l’attribution des crédits. Plus, au-delà de la diversité des métiers et des genres musicaux, il s’impose comme le point central de la concertation, et comme le lui demandait le Parlement, le CNM donne déjà un sens bien plus complet à la notion de « filière musicale ».
Malheureusement, nous ne sommes pas tirés d’affaire, nous sommes même au bord de l’abîme.
Les conséquences économiques de cette crise sont massives et brutales. Selon les chiffres d’EY, actualisant les données de l’étude TPLM (Tous Pour La Musique) réalisée en juin, la diminution d’activité de la filière musicale en 2020 par rapport à 2019, est de l’ordre de -48%, soit plus de 5 milliards d’euros de pertes. Et en revenus droits d’auteur, les collectes Sacem s’écroulent, selon les dernières prévisions, de 280 millions d’euros pour 2020-2021.
Situation jamais vue dans notre pays, la scène française est à l’arrêt depuis 9 mois : 9 mois presque sans festivals ni concerts, 9 mois pendant lesquels les tournages et enregistrements ont été limités… Pour des métiers aussi interdépendants que les nôtres, bien au-delà de la scène l’effet domino est immédiat : un tournage qui est repoussé, c’est un compositeur de musique de film qui perd un projet, un disque qui est décalé c’est un label et un attaché de presse qui n’ont plus de revenus, la diffusion d’une série qui est retardé c’est un auteur de doublage et de sous-titrage qui ne pourra pas travailler… Et dans tous les cas, des auteurs, compositeurs et éditeurs qui perdront leurs droits d’auteurs.
Chacun doit garder à l’esprit que les auteurs, compositeurs et éditeurs ne sont rémunérés qu’après la diffusion de leurs œuvres (c’est-à-dire bien après y avoir travaillé) ou, dans de trop rares cas, quand ils reçoivent une commande. Dès le début du confinement, les occasions de travailler ont fondu comme neige au soleil. Depuis février, c’est donc la double peine : les œuvres qui n’ont pas pu être créées et diffusées en 2020 ne seront pas payées en 2021, et les droits d’auteur de celles qui ont été moins diffusées impacteront sévèrement les revenus dès janvier prochain.
Concrètement, cela signifie que les créateurs n’ont jamais eu autant de mal à vivre de leur métier. Pour rappel, sur une « année normale », parmi les membres de la Sacem qui peuvent vivre des droits d’auteurs, moins de la moitié gagnent 13 400 € par an, soit à peine le Smic.
Le risque que nous craignions en avril est en passe de devenir réalité : celui d’une « génération sacrifiée » de créateurs qui, faute de pouvoir vivre de leur métier, seraient obligés d’en changer. Combien de musiciens s’apprêtent à rendre leur guitare, leur piano ou leur micro ? Il n’y pas de chiffres précis à ce sujet, mais je crains que notamment chez les « jeunes espoirs », ils soient nombreux à le faire. Car il n’a jamais été aussi compliqué de se faire un nom et une place, faute de pouvoir s’appuyer sur tous les « rites de passage » habituels : le lancement d’un album, d’une tournée, etc.
Dernier exemple, ce week-end les TransMusicales de Rennes – ce festival de découvertes qui rassemble chaque année plus de 60.000 spectateurs sans aucune tête d’affiche - ont rejoint la longue liste des festivals annulés. Nous avons une pensée forte pour les 1500 employés, prestataires et bénévoles qui d’habitude font vivre ce moment culturel. Toute une ville qui ne bénéficiera pas des retombées économique…
Mais un festival annulé, c’est bien plus que la traduction dans notre secteur de la crise que connaissent des pans entiers de notre économie : Les Transmusicales et les « Bars en transes », le off du festival, ce sont aussi chaque année près de 200 artistes qui jouent et posent ainsi l’un des premiers jalon-clef d’une construction de carrière. 200 propositions artistiques qui quelques fois disparaîtront, pour beaucoup d’autres évolueront et pour certaines rencontreront un public plus large, quelques mois ou années plus tard…
La mécanique du renouvellement de nos talents est en plein trou d’air, et notre diversité culturelle risque tout simplement de s’assécher terriblement. C’est une source d’inquiétude pour tous ceux qui aiment la musique, mais aussi plus largement pour notre pays. A l’heure où la crise économique s’installe, à l’heure où le terrorisme et l’obscurantisme continuent de frapper notre territoire, nous avons plus que jamais besoin de la culture et de la musique pour renforcer nos liens humains, éveiller nos âmes et nos consciences, fédérer notre cohésion sociale.
Les métiers de la création musicale seront-ils les oubliés de l’accompagnement de la crise et du plan de relance pour la musique ?
Oui, il est urgent que l’Etat renforce son soutien aux auteurs et compositeurs et éditeurs de musique : pour que ceux qui nous font rêver puissent continuer à vivre !
Depuis toujours, ils sont victimes des mêmes paradoxes, liés à la diversité de leurs métiers et à leurs nombreuses spécificités : premiers à travailler et derniers à être payés, maillon vital à la création mais aussi le plus fragile… Presque aussi mal connus de l’Etat que du public, ils sont de longue date dans « l’angle mort » des politiques publiques de la culture.
Il serait injuste de dire que rien n’a bougé depuis le début de la crise. Mais les évolutions sont pour l’instant aussi symboliques que marginales, et les métiers de la création restent – et de loin – les parents pauvres tant pour l’accompagnement de la crise que pour les mesures plus durables sur lesquelles doit se faire demain la relance.
Par exemple, il faut saluer l’action du gouvernement qui a permis en avril dernier que les artistes-auteurs puissent bénéficier du fonds de solidarité pour les indépendants (au regard de leur statut, ce n’était pas évident). Mais ce fonds doit s’arrêter au 31 décembre prochain… Et avec lui, tout espoir pour les auteurs de recevoir une aide de l’Etat au moment où leurs droits d’auteurs vont le plus baisser.
Très logiquement l’Etat a mis en place un accompagnement des intermittents du spectacle jusque fin août 2021, c’était indispensable. Mais pour les auteurs qui nourrissent entre autres ces mêmes spectacles de leurs œuvres, à ce que l’on sait aujourd’hui, après la fin de ce mois, ce ne sera plus rien. Ça laisse un goût amer, comme « deux poids, deux mesures ».
Autre exemple d’un même manque de volontarisme pour aider le premier maillon de la filière musicale. Alors que la production de disques et de spectacles, voient leurs investissements accompagnés par un crédit d’impôt depuis des années, le projet de crédit d’impôt pour l’édition musicale bien que soutenu par des députés de 5 groupes politiques [1] différents (c’est rare), a été rejeté par le rapporteur du budget et le Ministre des comptes publics, parce que... le Gouvernement a choisi de renforcer celui de la production de disques. Nouvelle avancée ce matin en séance, les sénateurs, fortement sensibilisés comme le montre les amendements déposés, l’ont voté[2]. Le crédit d’impôt pour l’édition musicale figure actuellement dans le projet de loi de finances pour 2021. Mais la mesure survira-t-elle à la dernière lecture à l’Assemblée nationale sans l’appui du gouvernement ? Rien n’est moins sûr.
Les soutiens au spectacle étaient indispensables et urgents, ceux au disque le sont tout autant, même si les plus grosses entreprises du secteur trouvent dans l’essor du streaming des moyens de traverser la crise que d’autres n’ont pas. Mais l’ensemble est dangereusement déséquilibré : depuis le début de la crise, l’immense majorité des mesures de soutien mises en place pour la musique concernent l’aval de la chaîne et une toute petite minorité seulement (de l’ordre de 5%) est fléché vers les créateurs !
C’est comme si le Gouvernement considérait que les chansons naissent dans les choux. Au risque de surprendre, écrire une œuvre ça demande bien sûr du talent et un peu de chance, mais aussi du temps, de l’argent et du travail… Beaucoup de travail. Et ce travail, c’est celui des auteurs, des compositeurs et des éditeurs de musique qui chaque jour prennent des risques pour bâtir les œuvres qui nous ferons rêver demain.
A force de ne le prendre en compte que marginalement, tant dans ses mesures d’urgence que dans ces mécanismes d’accompagnement pérennes, l’Etat prend le risque d’un affaiblissement durable de la création musicale dans notre pays. Quel serait le sens dans les mois et années qui viennent, d’avoir sauvé les métiers du spectacle et du disque, si le contenu qui les nourrit était lui durablement affaibli ?
Il me paraît indispensable de compléter le dispositif actuel par la mise en place d’un fonds de compensation de l’ordre de 30M€ des pertes de revenu des auteurs, compositeurs et éditeurs. Il faut aussi des mesures pérennes pour accompagner l’investissement créatif dans la musique, celui des auteurs et des compositeurs, comme celui des éditeurs. Le CNM y travaille, mais les moyens dont il dispose pour cela sont notoirement insuffisants. Enfin, et au-delà de la crise actuelle, il est urgent de réparer la rupture d’égalité qui existe entre l’édition musicale, et les producteurs phono et de spectacles, en ouvrant enfin un crédit d’impôt aux éditeurs de musique. Tous les acteurs privés qui investissent dans l’avenir de la #SceneFrançaise méritent d’être traités de manière comparable.
Media comme citoyens, nous avons tous un rôle à jouer
Au-delà de ce rôle clé des pouvoirs publics, la musique aura besoin dans les mois qui viennent de notre engagement et de notre soutien à tous.
La « grande journée de solidarité » organisée ce lundi 7 décembre par la Sacem et ses partenaires rappelle le rôle que peut jouer chacun, grâce à ce levier majeur qu’est le droit d’auteur, qui transforme l’écoute en rémunération : à chaque fois qu’un morceau est diffusé, ce sont des revenus en plus pour l’auteur de l’œuvre !
Nous appelons donc les radios, télévisions, comme les plateformes en ligne et même les bars et les magasins qui accueillent leur public en musique, à diffuser davantage la #SceneFrançaise. C’est d’autant plus simple que cela ne leur coûte pas un euro de plus : qu’ils passent du répertoire français ou international, le montant payé pour les droits d’auteur est le même… ce sont les bénéficiaires de ces droits qui changent !
Et bien au-delà, dans tous les réseaux physiques et numériques, chacun peut jouer son rôle ! Que vous soyez fan de musique électro ou féru de Jazz, quel que soit votre genre musical, partagez vos coups de cœur, vos découvertes et vos émotions musicales, avec le signe de ralliement #SceneFrancaise ! Chacune et chacun d’entre nous doit en prendre de conscience : quel que soit votre genre préféré, à chaque fois que vous donnez une chance de plus à la Scène Française, à chaque fois que vous proposez une nouvelle œuvre sur vos réseaux, c’est un peu de de notre vivre ensemble que vous nous aidez à construire.
En ce mois de décembre, nous sommes nombreux à rêver que 2021 soit l’année où nous retrouverons notre liberté, notre lien social, et nos moments de convivialité. Pour continuer à rêver et à vivre ensemble, nous aurons besoin de la musique. Mobilisons-nous pour la protéger, sans rien relâcher de nos efforts !
Bruno Lion
[1] Pascal Bois, Pierre-Yves Bournazel, Frédérique Dumas, Brigitte Kuster, Christine Pirès-Beaune, François Pupponi, Valérie Rabault, Michèle Victory,... Et que celles et ceux que j'aurais oublié veulent bien m'excuser.
[2] Merci à Mmes Laure Darcos, Sylvie Robert et MM. David Assouline, Julien Bargerton, et Roger Karoutchi de leurs amendements et de leur soutien.