Alors que la crise sanitaire a durement touché le secteur culturel, le directeur du Festival d’Avignon appelle à un nouveau pacte entre les pouvoirs publics et le monde de la culture.
Tribune. Le 3 juillet aurait dû s’ouvrir la 74e édition du Festival d’Avignon. Je partage le désarroi des spectateurs, des artistes et de toutes celles et ceux qui rendent possible ce rendez-vous unique. Je pense à la ville d’Avignon et au Vaucluse qui, depuis soixante-treize ans, deviennent chaque été festival. Le Festival d’Avignon n’est pas qu’une liste de beaux spectacles, il est le lieu où les défenseurs de la culture tous azimuts pensent la culture comme la plus haute ambition politique.
Pour la culture le « monde d’après » ressemble au monde d’avant mais en ruine.
L’étendue du désastre, symbolique, politique et financier est sans commune mesure, et il faut commencer par reconnaître l’ampleur des dégâts : l’annulation historique de tous les festivals, le déficit abyssal de grandes institutions, les inquiétudes sur le dialogue avec les publics…
Pouvons-nous rêver que l’après-Covid soit l’occasion d’un nouveau pacte entre les pouvoirs publics et le « monde de la culture » ? Pour qu’au moins nous trouvions sens à la catastrophe ?
La culture a de nombreuses définitions, mais si nous demandons aux pouvoirs publics d’intervenir et de reconstruire c’est en premier lieu pour défendre le service public de la culture car c’est lui, le premier, qui risque d’être oublié dans l’organisation et les ambitions post-épidémiques, et pourquoi le devrait-il ?
Commençons par le sommet.
A ce jour, le président de la République n’a pas fait de grand discours, n’a pas dessiné les lignes d’un projet pour la France en matière de culture. Pourquoi ? Cela reste une énigme, aucun de ses prédécesseurs ne l’avait oubliée. On l’attendait dans le début de son mandat, sachant qu’il était a titre personnel un homme de culture. On l’attend toujours mais cette fois avec une inquiétude sans limite. L’engagement du président de la République manque et rien n’est possible sans lui. Il n’est jamais trop tard. La culture n’appartient pas à telle ou telle gouvernance, elle est un projet de la République et la continuité de ce projet doit être assurée.
En deuxième lieu, défendons le ministère de la culture.
Il n’a cessé de voir son périmètre augmenter et ses budgets réduits. Il reste un second rôle du gouvernement, ce qui est absurde au regard d’un pays comme le nôtre. C’est absurde politiquement, car ce ministère est un des plus médiatisé ; c’est absurde territorialement, ne serait-ce que pour les collectivités locales qui sont en demande d’égalité et ne ménagent pas leurs efforts ; c’est absurde financièrement puisque la culture est un coût dérisoire dans le budget de l’Etat et fait plus pour le PIB que l’industrie automobile ; c’est absurde diplomatiquement puisque le monde entier voit la France comme LE pays de la culture ; c’est absurde socialement quand on sait que l’inclusion est d’abord une question culturelle. La culture n’est pas un luxe mais un devoir impérieux.
Les forces en présence sont pourtant importantes. L’Hexagone regorge de talents et de compétences, les institutions sont nombreuses, ouvertes, et engagées, elles touchent un très large public. Le monde entier admire cette réussite. Les festivals, chaque été, accueillent, de manière exigeante autant que festive, des milliers de spectateurs passionnés et les efforts pour rendre les publics plus jeunes et plus représentatifs de la société ont été récompensés de succès. Rien ne manque pour que cette force soit l’énergie d’un bien-être social. Rien ne manque si ce n’est parfois la décision politique.
Quatre perspectives sont indispensables à une véritable ambition culturelle.
La première, c’est la définition de la culture comme un service public, car dans nos démocraties ce n’est pas l’Etat qui est dangereux mais le monde marchand ; c’est lui qui risque de transformer l’art et la pensée en biens de consommation et avec eux le sens même de notre société. Appartenir au service public donne des droits et des devoirs. Le droit de vivre dignement de nos pratiques, le droit de parler sans censure, le droit de créer sans rentabilité immédiate. Quant aux devoirs, ils sont à l’égard de l’exigence artistique autant que du public.
La deuxième perspective est la démocratisation culturelle. On en fait jamais trop dans ce domaine. Politique tarifaire, événementiel, communication, tout est à élargir. C’est un combat de chaque jour pour les travailleurs du secteur culturel.
La troisième perspective, c’est la décentralisation. Elle n’est jamais finie, le spectateur parisien reste toujours plus subventionné que celui de Dijon. Les théâtres, les musées, le patrimoine, les outils de créations doivent être des ambitions nationales en régions. Et le dialogue avec les collectivités locales doit être construit, reconstruit, agrandit. Les dotations à la baisse ont impacté la culture en région, et si les budgets des collectivités dépassent aujourd’hui ceux de l’Etat, ce dernier demeure le garant de l’égalité d’accès sur tous les territoires.
La quatrième perspective est notre rayonnement à l’étranger, notamment par la francophonie. C’est un projet d’avenir pour la France, une chance que nous devons saisir aujourd’hui, accueillir et être accueillis.
Au delà de ces quatre axes, les défis sont innombrables : la révolution numérique pour tous, l’éducation culturelle, l’avenir du livre et des libraires, le patrimoine, l’émergence et l’accompagnement des talents, l’emploi, les grandes institutions, la diversité sur les plateaux, la parité, la recherche… et tant d’autres. Mais beaucoup de ces combats n’ont de sens que dans une logique interministérielle, avec le ministère du travail, de l’éducation, de l’égalité des territoires…
En un mot, il n’est pas possible que l’Etat n’imagine pas une culture d’avenir et un avenir culturel. Ce serait synonyme d’un renoncement aux valeurs humanistes les plus profondes, d’un abandon de notre propre intelligence culturelle. Nous nous décevrions nous-même, nous décevrions nos enfants et nous décevrions le monde.
La France doit et peut mettre en place le plus grand projet culturel de son histoire. Ce n’est ni utopique, ni pharaonique, c’est le point d’horizon de notre destin national.
En parlant avec les citoyens, dans les régions, les quartiers, dans les collèges et les prisons, pendant trente ans, je n’ai jamais été confronté à de la défiance vis-à-vis de la culture. Cette défiance ne vient pas du public le plus populaire parfois éloigné de nos institutions. Mais combien de fois ai-je été confronté à un ricanement devant une véritable ambition culturelle de la part des gouvernants et des élites.
Disons les choses encore plus simplement : la démocratie sans la culture risque de devenir un mot vide de sens. Sans culture, la liberté devient un asservissement aux valeurs marchandes. Sans culture, la politique est le chemin le plus court vers les populismes. Enfin, sans culture, la France deviendrait un pays sans âme et indigne de son histoire.
Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, est également dramaturge, metteur en scène, acteur et poète.
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