Alors que près de 90 % des établissements culturels s’apprêtent à réduire, voire à suspendre, leur activité, un collectif de professionnels de la culture et d’élus demande, dans une tribune au « Monde », à Rima Abdul Malak, ministre de la culture, d’organiser de toute urgence des conférences budgétaires territoriales.
TRIBUNE // Qui l’aurait cru ? Qui aurait imaginé que, dès ces prochains mois, nos concitoyens pourraient une nouvelle fois trouver porte close et rideaux fermés dans des lieux de culture à peine remis d’une pandémie mondiale ? Et pourtant, de semaine en semaine, les alertes se multiplient, venues de tout l’Hexagone. Et pourtant, dans l’écrasante majorité de nos maisons, les prochains jours imposeront de choisir parmi des missions toutes essentielles.
Et pourtant, dans d’innombrables territoires, à l’heure du vote de leur budget, les collectivités territoriales regrettent leur impuissance, orphelines des marges de manœuvre qui étaient les leurs hier. Elus et professionnels de la culture, associations et syndicats, nous sommes tous animés par la même envie : celle d’un égal accès à la culture pour tous nos concitoyens, quel que soit leur lieu de vie.
Toutes et tous doivent pouvoir éprouver cette intensité culturelle et artistique, si nécessaire à l’émancipation de chacune et chacun, au dynamisme économique de nos territoires et au rayonnement de notre pays. C’est cette ambition, inscrite dans les fondements de notre Nation, nichée au cœur de l’article 13 du préambule de la Constitution de 1946, que nous défendons ensemble aujourd’hui : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. »
Une singularité menacée
Au quotidien, nous portons un objectif commun : faire vivre les droits culturels, nourrir ce dialogue permanent, vivant, entre les artistes et le public. Les opéras et orchestres sont parmi les lieux les plus aboutis dans l’animation de cette conversation, un archétype dans l’histoire de la politique culturelle de décentralisation artistique. Aujourd’hui, c’est cette expérience collective de la culture qui est mise en péril.
Une singularité menacée, celle d’un pays pénétré en profondeur par une énergie culturelle omniprésente. Si les efforts déployés par nos équipes, leur agilité et leur engagement sans faille ont permis de survivre au Covid, c’est maintenant, paradoxalement, que la situation est le plus grave. Crise de l’énergie, inflation galopante, c’est une véritable lame de fond qui vient frapper nos maisons et nos territoires.
Concrètement, 89 % de nos maisons s’apprêtent à suspendre leur activité, à couper une partie de leur programmation dès 2023. Certaines pour quelques jours, d’autres pour plusieurs semaines, les plus touchées pour des mois. Et nous savons que l’ensemble de nos partenaires du monde de la musique ainsi que les professionnels du théâtre et de la danse, les compagnies, le secteur des arts de la rue et du cirque, du secteur public comme les indépendants, font face aux mêmes impasses.
Un risque de réduction ou de diminution de l’activité
Car les aides exceptionnelles annoncées ces dernières semaines semblent bien frêles et inadaptées face aux pourcentages à trois chiffres de l’augmentation des factures énergétiques que subissent nombre d’entre nous. Il en va de même pour les collectivités locales : d’année en année, elles perdent leur capacité à agir. Préserver et porter une ambition pour la culture devient donc de plus en plus difficile, même si de nombreux élus locaux font ce choix courageux.
Et l’exercice du réel n’est pas le même pour l’Etat d’une part, et pour nos collectivités et nos établissements d’autre part. Pour ceux-ci s’applique la règle d’or de l’équilibre obligatoire des dépenses et des recettes cependant que l’Etat, en accord avec la Commission de Bruxelles, peut supporter les déficits imprévus qu’occasionne une situation aussi grave qu’inédite. Sans un réveil immédiat du ministère, nos maisons ne pourront que réduire leur activité ou fermer leurs portes ponctuellement.
Aux dépens des Français, en demande d’émotions et qui ont retrouvé avec joie le chemin de nos salles. Aux dépens des entreprises, chaque euro dépensé par nos établissements culturels générant 1,33 euro au sein du tissu économique local. Aux dépens du secteur culturel, avec une chute déjà entamée de l’emploi artistique. Aux dépens des territoires, privés d’un service public de la culture capable de s’adresser à tous, et de nouer ce contact si essentiel avec les habitants de nos communes.
Une urgence de concertation avec l’Etat
Face à ce péril imminent, il est urgent que l’Etat sorte d’une simple lecture court-termiste et comptable qui ne permet pas de donner vie à un projet de société, dans lequel les collectivités comme le secteur culturel pourraient prendre toute leur part. Parce qu’il n’est plus possible d’imaginer qu’on puisse faire fonctionner nos maisons et les projeter vers l’avenir uniquement les yeux rivés sur le budget de chaque semaine, chaque mois à venir.
Nous demandons à la ministre de la culture d’organiser de toute urgence des conférences budgétaires territoriales partout où nos établissements s’apprêtent à fermer en 2023. Pour sortir des concertations sans fin et trouver ensemble des solutions à la hauteur des réalités du terrain.
Parce que, si le caractère essentiel de la culture ne peut plus être discuté, si la culture « définit ce que nous sommes », comme l’affirmait le président candidat dans son programme, nous ne pouvons imaginer que vous restiez spectatrice devant ce gâchis annoncé.
Les signataires de la tribune, Dimitri Boutleux, adjoint au maire de Bordeaux, chargé de la création et des expressions culturelles et président de l’Opéra national de Bordeaux ; Aline Chassagne, adjointe au maire de Besançon, en charge de la culture, présidente de l’Orchestre Victor Hugo Franche-Comté ; Anne-Catherine Goetz, adjointe au maire de Mulhouse chargée de la culture ; Frédéric Hocquard, adjoint à la maire de Paris en charge du tourisme et de la vie nocturne ; Loïc Lachenal, vice-président des Forces musicales et directeur de l’Opéra de Rouen Normandie ; Bertand Masson, adjoint au maire de Nancy en charge de la culture, président de l’Opéra de Lorraine ; Anne Mistler, adjointe à la maire de Strasbourg chargée des arts et cultures ; Nathalie Perrin-Gilbert, adjointe au maire de Lyon en charge de la culture ; Aline Sam-Giao, présidente des Forces musicales et directrice générale de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon.
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