Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », décrypte cette notion, alors que le ministère de la culture vient de créer une délégation visant à garantir l’accès de tous à la culture.
Chronique. C’est écrit noir sur blanc par l’Unesco et dans des lois françaises récentes : tout citoyen a des « droits culturels ». Lesquels ? C’est peu clair. On voit à peu près pour les dictatures, religieuses ou pas, où la création est massacrée. Pour la France, il s’agit de « faire humanité ensemble ». Dubitatifs, nous avons sollicité un fin spécialiste, Benoît Careil, adjoint à la culture de la maire socialiste de Rennes et élu écologiste. Il a d’abord rigolé : « Je comprends votre désarroi. J’ai mis des années à maîtriser ce sujet pourtant crucial. »
Crucial d’autant qu’il surgit dans l’actualité. Le 1er janvier, le ministère de la culture a créé une délégation visant à garantir l’accès de tous à la culture « dans le respect des droits culturels ». Et puis les nouveaux maires écologistes sont à la pointe de ce combat, à Lyon, Bordeaux, Tours, Strasbourg, Besançon, Annecy et Poitiers. Celui de Lyon, Grégory Doucet, appelle à des « états généraux » sur la question. Avant l’élection de Pierre Hurmic à Bordeaux, une pétition demandait « des engagements sur les droits culturels ». A Poitiers, un élu est « délégué aux droits culturels ».
Mais, en creusant, on voit bien que le sujet s’apparente à une pâte à modeler. Qui prend des formes diverses. La plus évidente, pas la plus juste, serait de privilégier des créateurs locaux ou régionaux, en prise avec l’environnement des habitants. Grégory Doucet parle d’un « circuit court culturel ». Une autre piste est de réduire l’argent versé aux théâtres, opéras ou musées afin de mieux doter les associations locales et des événements en prise avec les habitants peu concernés, aller vers une culture « mieux partagée ». Ce qu’a déjà fait, assez brutalement, l’écologiste Eric Piolle à Grenoble. Mais certains disent que « les droits culturels, ce n’est pas déshabiller Pierre pour habiller Paul ! ».
Un levier pour émanciper
Un point fait consensus : la population ne doit plus être simplement spectatrice mais actrice. Qu’elle participe aux choix stratégiques et artistiques des lieux de culture. Qu’elle intensifie aussi sa pratique en amateur. En d’autres termes, sortir du logiciel « le créateur crée et le public consomme ».
Compliqué. Le ministre de la culture ou un maire savent qu’ils doivent composer avec des théâtres, musées, opéras, salles de concerts, festivals qui dévorent leurs budgets. Les brimer serait stupide. L’idée est de les faire bouger. Qu’ils deviennent des « ressources » – le mot est en vogue. Qu’ils mettent leurs bâtiments et équipes au service de la population, notamment celle qui n’y va pas et qui goûte d’autres formes artistiques. Qu’ils fassent de la formation. Continuer à présenter spectacles ou expositions mais aller plus loin, en organisant des débats avec le public.
Bref la création doit devenir participative, un levier pour émanciper – les professionnels comme les amateurs, les créateurs comme les habitants. L’approche existe déjà un peu partout en Europe. Daniel Weissmann dit avoir transformé l’Orchestre philharmonique royal de Liège, en Belgique, en « centre de ressources pour la musique ».
Une révolution locale
Mettez toutes ces pistes dans une marmite et vous avez les « droits culturels ». Obtenir un plat cohérent est une autre histoire, d’autant que les freins sont multiples. Le ministère de la culture, biberonné à l’« excellence », n’est pas chaud. C’est encore plus vrai pour les responsables d’établissement, dont beaucoup ne savent même pas ce que signifient les « droits culturels », qui sont peu enclins à partager leur liberté de programmation et craignent la dilution du mot culture dans une sauce sociétale où « tout se vaut ». Certains hurlent même à la démagogie ou au populisme.
Benoît Careil a le mérite de la franchise : « Il y a des dangers mais le mouvement est irréversible et il faut avancer. Notamment lors du renouvellement des responsables culturels. Si un candidat n’a rien à dire sur les droits culturels, s’il ne voit pas les enjeux de parité, de diversité, de partage des responsabilités, de développement durable, nous l’écartons. »
Une chose est sûre, la révolution des droits culturels sera locale. D’autant que les villes sont le premier financeur de la culture. Mais nombre de maires résistent aussi. Ils cernent mal les tenants et aboutissants du sujet et redoutent d’affronter les revendications culturelles de communautés diverses. Et puis nombre d’élus, de gauche comme de droite, sont plutôt dans un mouvement inverse, intervenant parfois sans vergogne dans la vie d’un musée ou d’une salle de spectacle.
Sauver des lieux à l’agonie
Un autre signal faible vient des maisons des jeunes et de la culture (MJC). Elles sont à l’avant-garde des droits culturels depuis belle lurette : des lieux autant créatifs qu’éducatifs, dans des disciplines diverses, où les membres se cultivent et participent aux décisions, où la qualité d’un spectacle compte moins que le processus de création et les débats qu’il suscite. Mais ce modèle précieux, parce qu’il dérange nombre d’élus par son côté incontrôlable, est en perte de vitesse.
Et puis, avec la pandémie de Covid-19, la priorité partout en France ne sera pas aux droits culturels mais à sauver des lieux à l’agonie. D’autres disent au contraire qu’il faut profiter de la crise pour...
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