"Le parlement va-t-il faire les poches des créateurs ? Notre écosytème culturel peut-il y survivre ?" Le président du Conseil d'administration de la Sacem s'inquiète des actuels débats parlementaires qui pourraient priver la filière culturelle d'importantes ressources. Une tribune à lire et relayer !
Parlementaires : ne détricotez pas notre écosystème culturel !
Sur un prétexte erroné de soutien au développement durable, une poignée de parlementaires entend mettre à bas l’un des mécanismes les plus justes, les plus vertueux et les plus performants de notre écosystème culturel. Si cette proposition était votée le 10 juin prochain à l’Assemblée nationale, ce serait une catastrophe pour le financement des métiers de la culture, gravement fragilisés par la crise, et bien au-delà pour notre diversité culturelle. Décodage.
Il aura fallu attendre Jack Lang pour que le public français ait enfin le droit de copier les œuvres : films, musiques, livres… à l’époque. Avec la Loi de 85, les créateurs et leurs partenaires étaient expropriés de leur droit d’autoriser la copie de leur travail et recevaient en contrepartie une compensation : la rémunération pour Copie privée (RCP). Représentant une somme minime sur chaque support vendu, la RCP est depuis payée par les importateurs et fabricants de ces matériels, puis répartie à des dizaines de milliers de créateurs par leurs Organismes de Gestion collective (SACEM, SACD, ADAMI…). Celles-ci ont en outre l’obligation d’attribuer 25% de ces sommes à des projets culturels et artistiques d’intérêt général. Des subventions privées qui participent largement à notre vie culturelle, dans tous les genres artistiques, partout sur notre territoire…
35 ans plus tard, les supports concernés ne sont plus magnétiques mais numériques : on est passé des cassettes audio et vidéo, aux téléphones et aux tablettes. Et la famille des œuvres que le public peut ainsi copier s’est élargie aux séries, aux livres numériques ou encore aux podcasts. Quoi qu’âprement discutés – et même souvent contestés en justice par les importateurs de matériels numériques –, les tarifs de cette rémunération sont établis sous le contrôle de l’Etat par une commission indépendante, paritaire et transparente. Le principe, consacré par la législation européenne, est adoptée par 25 Etats membres sur 27. La RCP rayonne donc au-delà de nos frontières : si en Asie ou en Amérique du Nord elle ne s’est pas encore imposée, dans beaucoup de pays du Sud, elle est une part très significative des droits d’auteurs qui sont effectivement collectés. En clair, au niveau international, un enjeu très tangible de l’exception culturelle.
En France, la RCP est désormais un levier majeur et très concret de notre diversité culturelle : En 2020, elle a apporté 273 M€ à la culture. Elle finance (grâce à la règle des 25% rappelée plus haut), plus de 50% des festivals et plus de 10 000 événements, lieux et projets culturels à travers le territoire. On parle de plus de 65 M€ qui vont irriguer notre vie culturelle sans peser sur le budget de l’Etat. Elle est surtout une juste rémunération pour nettement plus de 100.000 créateurs pour qui elle représentait, avant le confinement, en moyenne plus de 10% des montants qu’ils reçoivent de leurs œuvres, c’est-à-dire de leur travail.
Alors que leurs autres revenus sont profondément affaiblis par la crise (quand les œuvres ne sont pas diffusées, leurs créateurs ne touchent rien), c’est l’une des rares bases sur lesquelles ils peuvent compter pour continuer de créer les œuvres qui nous feront rêver et accompagneront nos vies, demain : La RCP est l’une des très rares sources de financement privé des métiers de la culture qui n’a pas souffert de la crise du Covid, même si elle ne reflète pas encore pleinement la hausse des ventes de supports (les appareils d’Apple, Samsung, Huawei), liée à l’explosion des abonnements de streaming (Netflix, Amazon…).
Malheureusement, ce cercle vertueux est remis en cause depuis quelques mois par un intense travail de lobbying mené dans les coulisses du pouvoir jusqu’au sein même du Gouvernement. La revendication est simple mais fallacieuse : pour encourager le développement du recyclage des téléphones et des tablettes, il faudrait exonérer les appareils recyclés de rémunération pour la copie privée. Plusieurs "centaines d’emplois" seraient en jeu. Il a bon dos le développement durable !
Mais pourquoi demander au secteur culturel, déjà très affaibli par la crise de financer, seul, la transition écologique d’un secteur florissant ? Il ne saurait y avoir de réelle transition écologique sans justice sociale, la crise de gilets jaunes comme la convention citoyenne nous l’ont bien rappelé.
Comme une grande majorité d’acteurs de la culture, je partage à 100% l’impératif de transition écologique, notamment quand il s’agit du recyclage de produits aussi intimement liés à mon métier que les téléphones et les tablettes. Mais le débat qu’on nous propose aujourd’hui est tronqué. En ces temps de « start-up nation » et de circuits courts parfois idéalisés, quelques clichés bien présentés semblent tenir lieu d’information.
« Start-up nation » et clichés écolo contre la culture ?
Rappelons d’abord que l’essentiel du marché des appareils recyclés est dans les faits aux mains de grands opérateurs américains, chinois, britanniques… Quant aux appareils reconditionnés pour le marché français, ils viennent majoritairement de Chine ou des Etats-Unis et traversent – eux aussi – une ou deux fois les océans avant d’arriver chez nous.
Au cœur de ces messages incomplets, il y une séduisante start-up qui se définit comme « une marketplace de lutte contre l’obsolescence programmée ». En clair un intermédiaire dont l’objectif pourrait aussi se résumer à l’ubérisation des circuits-courts. Elle nous assène que les revendeurs d’appareils reconditionnés ne pourraient pas payer quelques euros de droit à la copie privée sur chaque appareil, sans préciser que les mêmes lui versent sur chaque transaction une commission qui est la clef de ses futurs profits. Autre parallèle troublant, cette jolie licorne vient de lever pas moins de 276 M€ pour financer son développement fulgurant (Chapeau !). Un montant qui rappelle étrangement ce que rapporte la copie privée chaque année à l’ensemble des métiers de la culture. Qui est David, qui est Goliath, dans cette histoire ? La poignée d’investisseurs internationaux qui la finance, ou les milliers de créateurs français dont les revenus en dépendent ? Chacun jugera…
La vente de téléphones recyclés devrait atteindre 20 ou 25 % du marché des smartphones d’ici peu de temps - on s’en réjouira ! – avant de continuer de croitre fortement. Faire mine de croire que c’est une question marginale est, au mieux, un contre-sens. Et surtout, comme nous le disent ceux qui les vendent, les appareils recyclés ont les mêmes capacités que les appareils neufs (y compris pour ce qui est du stockage des œuvres copiées…). Pour eux aussi, l’appétence de produits culturels est l’un des déterminants clef de l’acte d’achat. Profiter du système, sans y participer, c’est prendre la posture du passager clandestin ! L’équité appelle un principe clair : les mêmes usages doivent induire une participation comparable à la vie culturelle, d’autant que cette participation pèse peu (moins de 3% du marché HT des smartphones).
Au total, ne soyons pas dupes : c’est l’équilibre d’ensemble de ce compromis historique de la copie privée qui est en cause. De plus, alors que le Gouvernement et Roselyne Bachelot ont investi lourdement pour permettre aux métiers de la culture de passer au travers de cette crise, on tarirait « en même temps » une source durable de leur financement, aussi indolore dans les faits que juste sur le fond ?
D’ici le 10 juin prochain, nos parlementaires auront la responsabilité de faire un choix crucial et lourd de sens : pérenniser des moyens essentiels pour la survie de notre exception culturelle, affaiblie par la plus grave crise son histoire, ou privilégier une poignée de groupes cherchant le profit à court terme sous un vernis de discours écolo-social.
J’espère qu’ils se souviendront que Jean Castex soulignait, il y a quelques mois sur France Inter, que "la culture est d'abord une activité économique". La formule résume bien la longue prise de conscience dans notre pays, de combien nos secteurs contribuent à l’emploi, à la qualité de notre vivre ensemble et à notre rayonnement. C’est une avancée essentielle, mais fragile.
Espérons que le bon sens l’emporte. Opposer développement durable et vie culturelle serait absurde, et même contreproductif pour notre pays. Les enjeux de l’un comme de l’autre méritent beaucoup mieux !
Bruno Lion
Président du Conseil d'Administration de la Sacem
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