Les chercheurs Anne Jonchery et Loup Wolff montrent, dans une tribune au « Monde », que la fermeture des lieux de culture a paradoxalement élargi l’accès des pratiques culturelles aux Français qui y avaient le moins recours.
Tribune. La période de confinement du printemps 2020 a paradoxalement témoigné de la forte appétence des Français pour la culture, qui ont exploré de nouvelles pratiques pendant cette période. Si l’accès à tout un pan de la culture s’est trouvé entravé, que ce soit les sorties (musées, concerts, spectacles, etc.) ou les biens culturels physiques (fermeture des librairies, des disquaires, etc.), la contraction de l’espace-temps au domicile a favorisé les usages culturels des écrans et le développement de pratiques artistiques en amateur des populations qui étaient les moins initiées, contribuant à réduire les clivages sociaux et générationnels habituellement observés.
Seniors et classes populaires se sont ainsi massivement emparés de produits et de contenus culturels qu’ils consommaient peu précédemment : la pratique des jeux vidéo, la consultation de ressources culturelles numériques (visite virtuelle, concert, spectacle, contenu scientifique) ont largement progressé (« Pratiques culturelles en temps de confinement », Anne Jonchery et Philippe Lombardo, Culture études n° 2020-6). Le fait d’avoir à occuper les enfants a contribué à l’essor de ces comportements, générant des pratiques en groupe, en partie soutenues par les prescriptions scolaires et éducatives.
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Cette dimension collective de la pratique a aussi contribué à l’engouement des classes populaires pour les activités artistiques et culturelles en amateur (pratique de la musique, de la danse, des arts graphiques, etc.) : alors qu’en 2018 les cadres étaient deux fois plus nombreux à pratiquer une activité en amateur que les ouvriers, l’écart s’est presque totalement résorbé pendant le confinement, grâce au temps disponible plus important des ouvriers, touchés par une interruption de travail.
L’essor des écrans
Enfin, les 15-24 ans, dont les univers culturels étaient déjà très ancrés dans le numérique, ont développé la plus grande variété de consommations culturelles, mais ont aussi investi les pratiques artistiques et culturelles en amateur, à l’inverse du décrochage observé ces dernières années. Si ces activités créatives permettent des formes d’expression de soi, elles contribuent aussi au maintien du lien social par la diffusion des productions individuelles et collectives sur le Web.
Ces données confirment et prolongent la montée des pratiques culturelles en France des années 1970 à nos jours (« Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Philippe Lombardo, Loup Wolff, Culture études n° 2020-2). Au cours de la dernière décennie, le mouvement semble même s’être accéléré, sous l’effet de l’essor des écrans et des pratiques numériques (plus d’un tiers des Français écoute quotidiennement de la musique en ligne) et audiovisuelles (78 % des Français regardent quotidiennement la télévision), mais également de la progression des sorties culturelles : en 2018, 63 % des Français sont allés au cinéma (57 % en 2008), 44 % ont visité un site patrimonial (39 %), 43 % ont assisté à un spectacle (42 %) et 19 % à un festival (16 %). Ce dynamisme, dont certaines entreprises et territoires ont su tirer habilement parti, repose sur une réalité anthropologique profonde : une aspiration à créer et un appétit pour ces créations, tous deux croissants.
Au prisme des méthodes de la comptabilité nationale, les secteurs culturels constituent toutefois une réalité économique circonscrite, même si elle est significative. Avec près de 700 000 actifs exerçant une profession culturelle à titre d’emploi principal, près de 150 000 entreprises, 340 000 associations (avec 200 000 emplois salariés et 3,5 millions de bénévoles), les secteurs culturels généraient, avant la crise sanitaire, plus de 90 milliards d’euros de chiffre d’affaires – pour un poids économique estimé à 2,3 % de l’ensemble de l’économie (« Le poids économique direct de la culture en 2018 », Laure Turner, Culture chiffres n° 2020-2).
Rôle moteur
Mais cette approche, fondée sur l’agrégation des transactions économiques observées secteur par secteur, ne rend, par construction, pas compte du fait que la culture n’est pas, bien souvent, l’objet de la vente, mais son argument. Les campagnes publicitaires pour les téléphones portables dernier cri ne vantent pas leur meilleure qualité d’appel, mais bien la beauté de leurs photos, leurs capacités musicales et audiovisuelles. Les géants du numérique, trônant désormais au sommet des plus grandes capitalisations mondiales, ne sont qu’en apparence des entreprises de technologie : leur croissance a été en grande partie alimentée par l’accès permis à des contenus et usages culturels – avec d’ailleurs un retour très limité aux créateurs.
Fondamentalement, le moteur de toutes ces activités nouvelles est bien culturel, dans une acception souvent large et discutable de « ce qui fait culture ». C’est le même constat qui pousse une myriade de communes, en France comme ailleurs, à restaurer leur patrimoine, à soutenir l’organisation d’événements ou de festivals, à subventionner l’installation d’une salle de spectacle ou de cinéma, à valoriser un élément de leur identité. En finançant la culture, structurellement peu rentable, c’est tout un tissu économique qui est stimulé : le tourisme, une vie sociale plus dense, faite de sorties, de restaurants, d’hébergements, de souvenirs, de transports, de circulation…
Grand penseur du capitalisme et de ses mutations depuis l’après-guerre, le sociologue Luc Boltanski va, dans Enrichissement. Une critique de la marchandise (avec Arnaud Esquerre, Gallimard, 2017) jusqu’à formuler la thèse selon laquelle la culture serait...
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