Travail de larbin ou postes à responsabilité… «Libération» a recueilli une trentaine de témoignages de volontaires, de la Gaîté lyrique à Manifesta, dont les tâches dépassaient largement le cadre de leur mission d’intérêt général. Une dérive d’autant plus inquiétante que ces postes sont rendus indispensables au fonctionnement de structures associatives.
Dans le secteur culturel, les services civiques sont partout. Qu’on aille dans un centre d’art renommé, une friche culturelle en région parisienne ou une troupe de théâtre en milieu rural, il y a de fortes chances pour tomber sur l’un de ces volontaires âgés de 16 à 25 ans qui se consacrent, pour une durée de six mois à un an, à une mission d’intérêt général. Manifesta, la Biennale européenne de création contemporaine qui a posé d’août à octobre ses valises à Marseille – la manifestation a pris fin un mois avant la date prévue à cause du confinement – en a par exemple enrôlé une armada. Elle a engagé une vingtaine de personnes en service civique, notamment pour des tâches de médiations et d’accueil aux publics. «On espérait, avant le Covid, en engager 40», dit l’organisation, dont le budget visé pour cette édition de trois mois est de 6,5 millions d’euros. Dans le discours, le dessein est louable : renforcer la mixité sociale, aider des jeunes en décrochage scolaire, les former aux métiers de la culture… Dans les faits, les volontaires payés 580 euros par mois pour un 35 heures ont «plutôt le profil “diplômés d’école d’art” que celui de “jeunes des quartiers populaires”»,assure une «service civique» de Manifesta, elle-même en master.
Pendant plusieurs mois, Libération a recueilli près d'une trentaine de témoignages, qui font part d'un véritable dévoiement de cet «engagement au service de l'intérêt général» dans la culture. Souvent, ces volontaires sont de jeunes femmes, fraîchement diplômées des Beaux-Arts ou en gestion de projets culturels, cherchant désespérément un emploi. Qu'elles soient dans une compagnie de théâtre en mal de financement ou un musée subventionné, leurs missions de volontariat ressemblent souvent à la fiche de poste d'un salarié. La plupart vont jusqu'à parler de «travail dissimulé» ou de «salariat précaire déguisé»,dénonçant parfois «heures supplémentaires non payées» et tâches ne correspondant pas à la philosophie du service civique. En effet, certaines se sont retrouvées à faire du nettoyage ou du service au bar. Et la conjoncture actuelle n'annonce rien de bon. La culture traversant une crise sans précédent causée par la gestion du Covid-19, on peut imaginer que ce type d'arrangement n'aille qu'en s'aggravant.
«Coût faible, voire nul»
La crise sanitaire a, en plus, laissé nombre de jeunes sur le carreau. Les déçus de Parcoursup et les nouveaux arrivants sur le marché du travail étaient cet été de plus en plus nombreux à se tourner vers le service civique, selon le Monde. Ces volontaires n'apparaissent pas dans les statistiques du chômage et l'«indemnité» qu'ils reçoivent ne leur permet pas non plus d'y cotiser. A côté de ça, les missions de volontariat se multiplient à vitesse grand V. Pas seulement dans la culture, mais aussi dans l'environnement, la santé, le sport, l'éducation pour tous… En huit ans, le nombre de volontaires a été multiplié par 25. Et l'ascension ne risque pas de s'arrêter là. Lors de son interview du 14 Juillet, Emmanuel Macron a annoncé la création de 100 000 places supplémentaires d'ici à la fin 2021, soit un quasi-doublement des bénéficiaires annuels.
Face aux risques que comporte cette politique incitative, la Cour des comptes alertait déjà en 2018 : «L'atteinte de l'objectif quantitatif du service civique a fortement mobilisé les services de l'Etat, qui ne se sont alors pas suffisamment armés pour veiller au respect de ses principes fondateurs […] Dans le secteur associatif, la tentation est grande pour une structure de recourir à ces jeunes dont le coût est faible, voire nul, en lieu et place d'un salarié ou d'un bénévole.» En effet, l'Etat finance la quasi-totalité (au moins 80%) de la paie du volontaire pour une mission d'au moins vingt-quatre heures par semaine. Mais comment en vouloir à une compagnie trop peu subventionnée de prendre un service civique pour continuer son activité ? «Nous n'avons pas les moyens de créer un poste. Je ne me paye déjà pas moi-même alors oui, nous avons pris un service civique pour nous aider dans les tâches administratives. On n'est pas fier de casser le code du travail, mais il est difficile pour une petite structure de faire coïncider ses idéaux au monde culturel», explique la metteuse en scène d'une compagnie de théâtre qui ne touche que 300 euros de subvention de fonctionnement par an.
Créé en 2010, le service civique part d'un bon sentiment. Héritage du service militaire obligatoire et des objecteurs de conscience, il a comme objectif d'être un creuset de populations – les «jeunes de toutes origines sociales et culturelles pourront se côtoyer et prendre conscience de la diversité de notre société», tout en mobilisant la jeunesse face à l'ampleur des défis sociaux et environnementaux. A la suite de l'attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, François Hollande développe massivement les offres de mission. Le but : «renforcer la transmission des valeurs républicaines et favoriser la cohésion nationale». Son cadre est clair : le volontaire ne peut ni être indispensable au fonctionnement de l'organisme ni exercer de tâches administratives et logistiques (secrétariat, standard, gestion de l'informatique ou des ressources humaines, etc.). Aucune condition de diplôme ne doit être requise. C'est «un statut particulier et à part entière, qui se distingue de l'emploi, du stage ou du bénévolat. Le statut du volontaire n'est pas régi par le code du travail et celui-ci n'est pas lié à l'organisme par un lien de subordination», peut-on lire sur le site de l'Agence du service civique. Mais pour beaucoup, le dispositif est venu remplacer les contrats aidés supprimés sous Macron. Ces emplois étaient pourtant indispensables (pas seulement dans le secteur culturel), notamment en raison de la diminution des soutiens financiers des collectivités territoriales.
Faire semblant d’être dans les clous
Ces volontariats ne viennent pas seulement combler le manque d'argent des associations culturelles en lutte pour leur survie. Certains organismes plutôt bien installés n'hésitent pas à recruter des étudiants diplômés au parcours déjà chargé de stages. Aux centres d'art Bétonsalon ou à la Gaîté lyrique à Paris, des anciens volontaires assurent passer un véritable entretien d'embauche. «Il fallait avoir un bon background, raconte Marie, qui a un master en histoire des arts. En 2018-2019, à la Villa Vassilieff [résidence d'artistes et second lieu d'exposition de Bétonsalon, ndlr], l'année où j'ai été prise, la direction cherchait des gens avec une solide culture en art contemporain, un bon niveau d'anglais qui pouvaient faire de la régie d'œuvres ou coordonner des projets.» La concurrence est parfois rude. Au Centre de création contemporaine Olivier-Debré (CCCOD) à Tours, la direction reçoit en moyenne 25 à 30 candidatures pour une offre. Ce n'est donc pas un hasard si les missions rangées dans la catégorie «culture et loisirs» par l'Agence du service civique sont celles où l'on trouve les volontaires les plus diplômés. Près de 35% d'entre eux ont au moins un bac+3 (contre 19% au niveau national).
Certaines annonces ressemblent tellement à des fiches de poste que les organismes culturels doivent stipuler en gras qu'il s'agit bien d'un service civique et non d'un contrat. D'autres vont jusqu'à tronquer leurs missions pour faire semblant d'être dans les clous. Officiellement, Sarah (1), en service civique dans un journal culturel de région, devait s'occuper de faire des ateliers dans les collèges – ce qu'elle ne fera jamais. Elle sera en fait une rédactrice traitée comme les autres, distribuant même les journaux en voiture dans 80 lieux différents. L'Agence du service civique ne serait pas dupe de la combine. Elle demanderait aux organismes de retirer de leur offre les tâches administratives, «tout en nous disant au téléphone qu'on peut former les volontaires à les faire», nous assure une compagnie.
«Faire le ménage, vider les poubelles»
Nombreux sont les volontaires à avoir occupé des postes à responsabilité. A la Gaîté lyrique, Charlotte (1) a géré certains budgets sans son tuteur (dont le budget prévisionnel d'une saison) et a été à plusieurs reprises la référente à contacter en cas d'urgence lors de concerts : «C'était comme si j'occupais un CDD de chargée de production. Ça nous faisait bien rire avec les autres volontaires d'être seulement payés 580 euros par mois pour occuper un vrai emploi.» Le service communication du BAL, espace d'exposition indépendant dédié à l'image contemporaine à Paris, ne pourrait quant à lui plus fonctionner sans son service civique chaque année renouvelé, estime une ancienne volontaire.
Si cela peut permettre à beaucoup d'acquérir de l'expérience, certains se plaignent d'avoir été pris pour des larbins. «On s'est retrouvées à faire le ménage, à vider les poubelles. On nous demandait aussi de faire à manger, mais on n'avait pas le droit de manger ce que l'on avait préparé», déplore une ancienne service civique du Jardin parallèle (JP), institution rémoise consacrée à l'art de la marionnette et qui jouit d'une réputation notable. A peine arrivée, Camille, une autre volontaire venue au JP avec l'envie d'apprendre à travailler les costumes, se retrouve dans un hangar à trier pendant une semaine des tas de tissus poussiéreux entassés pêle-mêle. «On m'a dit "tiens, ça pourrait être une de tes missions !" rapporte la jeune femme diplômée d'un BTS couture. On ne m'a rien confié d'autre et puis, les autres m'ont culpabilisée…» La même année, une autre volontaire se souviendra des allers-retours en mode «chauffeuse de taxi» pour les comédiens, tandis que Camille attire l'attention sur une collègue qui s'est occupée du poulailler. Mi-2019, tous quittent prématurément leur poste après l'alerte d'une volontaire, à l'agence, sur les abus de la structure. Depuis, le Jardin parallèle n'accueille plus de services civiques. «Nous avons toujours fait de notre mieux», se défendent sommairement par texto les directeurs, qui n'ont pas souhaité en dire plus à Libération.
Dysfonctionnements manifestes
En cas d'abus avérés, l'Agence du service civique, contactée par Libération, peut sévir en déclenchant une mise en conformité ou une suspension d'agrément. L'Etat vante un système de contrôle très élaboré alors qu'à peine 1 000 interventions ont été réalisées en 2018 pour la catégorie «culture et loisirs» (soit à peu près 1% rapporté au nombre de jeunes en service civique). En 2012, seuls 5 retraits d'agréments ont été opérés, et 19 l'ont été entre 2015 et 2016.
Certaines structures, elles, continuent de dépasser les bornes, et ce bien que leurs dysfonctionnements soient manifestes. Bétonsalon, connu dans le milieu pour son «management violent», se retrouve étrillé par Mediapart en juin, mais reçoit toujours des volontaires. En service civique en 2019 à la Villa Vassilieff, Valentine démissionne, ne supportant plus la pression ni l'absence de réelle rémunération. Pendant plusieurs jours, elle s'est notamment retrouvée à lessiver des murs badigeonnés de sucre, l'équivalent d'un T3, avec deux autres volontaires à la suite de l'installation d'une artiste. L'agence ne l'appellera jamais pour s'enquérir de son départ : «Je n'avais aucun moyen de les contacter sans passer par ma structure d'accueil.» Au questionnaire de satisfaction, un an auparavant, une autre volontaire alerte : son expérience n'a rien à voir avec le contenu de sa mission, elle s'est sentie à la villa comme «la bonne à tout faire». Elle ne sera pas non plus recontactée par l'agence, alors que cette dernière brandit volontiers ses questionnaires comme bonne pratique de détection des problèmes. Bétonsalon, actuellement en plein changement de direction, n'a pas souhaité répondre à nos questions. Après cinq ans d'activité, la Villa Vassilieff fermera définitivement ses portes fin décembre.
«Ne pas faire de vagues»
Déconnectée de leurs expériences, l'Agence du service civique compte surtout voir remonter des signalements de la part des jeunes en cours de mission. Sauf qu'entre normalisation du phénomène et crainte des représailles, nombreux sont les volontaires qui se taisent. «On ne voulait pas se griller dans le réseau culturel parisien», se remémore Valentine de la Villa Vassilieff. Surtout que si on retire les services civiques à ces structures, on les fait couler…» Même chose pour Clara (1), volontaire au moment de l'ouverture du CCCOD de Tours : «A l'époque, les services civiques s'autocensuraient. Ce centre, c'est un peu le centre Pompidou de la région, et il ne fallait pas faire de vagues si on voulait obtenir la lettre de recommandation d'Alain Julien-Laferrière [ancien directeur, ndlr].» Le CCCOD, contacté par Libération,reconnaît que certains ajustements ont été entrepris et assure désormais que leurs services civiques s'y sentent «épanouis et biens dans leur mission».
Au sein des structures règne parfois une normalisation de ces situations. Salariés qui ferment les yeux, jeunes volontaires contraints de ravaler leur amour-propre… Quand des défauts sont pointés, les structures d'accueil jouent parfois la carte des «expériences enrichissantes». Et semblent oublier qu'«enrichissant» n'empêche pas la critique, comme en témoigne...
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