En 1881, Clément Ader met au point un dispositif ingénieux et novateur, le théâtrophone, qui permet aux parisiens d’écouter, depuis chez eux, ou depuis un lieu public (café, salon d’exposition), une représentation théâtrale donnée simultanément dans un théâtre de la capitale. Cette ingénieuse invention, qui nous fait sourire aujourd’hui, ne connut une existence qu’éphémère : les conditions d’écoute n’y étaient sans doute pas optimales, brouillant dans un même magma bruits de la salle et de la scène.
Sans le savoir (ou peut-être si, après tout), c’est donc à un retour un peu plus d’un siècle en arrière que nous invitait le Théâtre de la Colline, en imaginant « # Au creux de l’oreille », lectures de textes faites par des comédiens et comédiennes au bout de votre fil. Première des grandes institutions théâtrales à « dégainer » des propositions dédiées, au lendemain de l’annonce du confinement, elle fut rapidement suivie par l’ensemble des théâtres nationaux ou municipaux, grands ou moins grands, qui maillent notre territoire.
Il ne s’agit pas ici d’évaluer la pertinence ou la qualité des propositions imaginées çà et là, dans l’urgence. Je souhaiterais plutôt revenir sur les réactions qu’ont pu susciter de telles propositions. Car tandis que concerts et ballets confinés se multipliaient sur les réseaux sociaux, le monde du théâtre s’agitait autour de quelques voix qui condamnaient fermement ce basculement vers la dématérialisation et le tout-enregistré, capté, diffusé (voir entre autres : Thibaud Croisy, « La catastrophe comme produit culturel »). Publications sur les réseaux sociaux, mises en ligne de captations de spectacles, programmations quotidiennes imaginées par les théâtres y sont désignées comme autant d’actions contraires à ce qui fait le théâtre même : la présence d’un être vivant face à un autre être vivant. Pourquoi ? Que disent ces réactions du milieu théâtral et de ses relations avec nos environnements numériques ?
Mettre en ligne des « contenus » ou assurer la mémoire du théâtre ?
L’un des gestes les plus visibles a sans aucun doute été la mise en ligne de « contenus » déjà existants, principalement des captations de spectacles. La différence radicale qui existe entre un enregistrement et une expérience théâtrale réelle, que je ne remettrai pas en cause, doit-elle conduire à se dispenser entièrement du visionnage de quelques spectacles ? Personne n’a jamais pensé, visionnant une captation théâtrale, en retirer le même plaisir qu’en allant au théâtre.
Nous ne sommes pas dupes et de la même façon que nous acceptons pour un soir les conventions de l’acte théâtral, nous acceptons pour quelques heures les contraintes de la captation. Cet argument fallacieux masque ainsi la seule question valable que soulèvent ces mises en ligne : celle de la mémoire du théâtre. Qui, parmi les jeunes générations d’artistes, parmi ceux qui transmettent aujourd’hui la pratique et l’histoire du théâtre peut se targuer d’avoir vu les spectacles de Pina Bausch des années 80 ou 90 ? Parvenons-nous vraiment aujourd’hui à imaginer la qualité du jeu d’Helene Weigel dans Mère Courage, mis en scène par B. Brecht et dont le Berliner ensemble propose depuis quelques jours la diffusion sur son site ?
Certes, il s’agit là de grands noms de la scène théâtrale contemporaine, pour lesquels on s’accordera tous à saluer la disponibilité (enfin !) de leurs œuvres et leur valeur de patrimoine culturel. Mais soyons clairs et réalistes : refuser d’assurer la mémoire de son propre travail, c’est assumer sa disparition pure et simple, au profit essentiellement de ceux qui le font parce qu’ils en ont les moyens, c’est-à-dire parce qu’ils concentrent, déjà, entre leurs mains les moyens les plus importants en termes de représentation, de pouvoir, de moyens économiques, etc. L’histoire que l’on fait aujourd’hui du théâtre contemporain dans les universités, à quoi ressemble-t-elle ? C’est une histoire masculine des institutions les plus riches et subventionnées, qui valorisent les pratiques artistiques dominantes. Le confinement a ainsi révélé les vides mémoriels de l’histoire contemporaine du théâtre. En confrontant...
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