« Double lame », « triple peine », « angle mort des soutiens de l’État »... Dans une tribune publiée sur les réseaux sociaux, le président de la Sacem souligne la situation critique des auteurs, des compositeurs et éditeurs de musique. Et prévient : l’Etat devra être à la hauteur des enjeux.
Création musicale en danger : pour un soutien fort de l’Etat aux auteurs, compositeurs et éditeurs de musique
par Bruno Lion, Président du Conseil d'Administration de la Sacem
le 17 avril 2020
Drame sanitaire et humain, la crise du coronavirus est également un drame économique qui n’épargne pas la musique, bien au contraire. Pour notre filière, contributrice nette au dynamisme et au rayonnement de l’économie française – avec un CA de 10 Mds d’euros, des revenus qui font vivre 250 000 personnes, et des performances à l’export en hausse de 41% depuis 5 ans (1) -, le choc est immédiat et violent. Après la fermeture des écoles de musique et des SMAC (Scènes de Musiques Actuelles), elle est frappée au cœur par la litanie tristement quotidienne des annulations de festivals.
Bien sûr, la musique peut compter sur ses navires amiraux : l’Opéra de Paris, les majors du disque ou du spectacle… et la Sacem ! Mais le secteur, et c’est sa force, demeure avant tout un tissu entrepreneurial aussi riche que fragile, composé d’une foultitude d’acteurs isolés : TPE, micro-entreprises, techniciens, musiciens, managers, attachés de presse… Autant de métiers complémentaires et essentiels, avec autant de statuts distincts. Parmi eux, les auteurs, les compositeurs et les éditeurs de musique s’imposent comme le premier maillon de la création, mais aussi comme le plus fragile. Un maillon méconnu et trop souvent négligé, d’ores et déjà aux premières loges des dégâts causés par la crise.
Aussi divers qu’ils soient, nos créateurs partagent en effet une triste réalité : leur source de revenus s’est tarie brutalement, et pour longtemps. On pense aux compositeurs qui avaient une commande de création pour un centre culturel ou la musique d’un film, comme aux éditeurs qui devaient placer une musique dans une pub télé. A chaque fois, cette activité est au mieux décalée à une date incertaine, voire purement et simplement annulée. C’est un manque à gagner pour tout de suite, mais surtout pour dans six à neuf mois : l’œuvre qui ne pourra pas être diffusée, ne pourra logiquement pas faire l’objet d’une collecte et d’une répartition de droits d’auteurs. Si la crise est déjà là et bien là, le pire reste donc à venir. Pour nous, il commencera en janvier 2021 et s’étalera sur plusieurs mois, voire un an et demi pour les droits en provenance de l’étranger.
Cette « double lame » de perte de revenus se transforme même en « triple peine », en raison de la moins bonne protection des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, liée aux spécificités de leur statuts. Les auteurs et compositeurs ne sont pas salariés, et se trouvent donc a priori exclus des mesures comme le chômage partiel. Par ailleurs, la temporalité de leurs métiers ne correspond pas aux critères des fonds d’urgence mis en place par le gouvernement : les métiers de la création musicale n’y sont dans la pratique pas éligibles, même si la Sacem et toutes nos organisations professionnelles se battent aujourd’hui pour que cela change.
Notre diversité musicale en danger
Pour toutes ces raisons, la crise que nous traversons n’est pas qu’une « crise de plus » : elle bouleverse gravement l’équilibre de notre filière musicale, et peut porter le coup fatal à bon nombre de ses acteurs-clef.
Rappelons en effet que parmi les auteurs et compositeurs qui vivent de leur métier, les deux tiers touchent moins de deux fois le SMIC. Côté édition, nombreuses sont les TPE récentes qui ne travaillent qu’avec un tout petit nombre d’auteurs et dans des genres spécialisés. Enfin, il y a tout ceux que la crise a frappé en plein décollage. On pense à tous les projets qui ont été préparés en vue des temps forts que sont Musicora pour le classique, ou le Midem plus largement.
L’exemple de Suzane illustre bien l’onde de choc qui touche la filière : artiste la plus programmée en festival l’an dernier, lauréate des dernières Victoires de la musique dans la catégorie « révélation scène », elle venait de sortir un nouvel album au démarrage très prometteur, en particulier dans les magasins. Depuis, ce sont 30 à 40 concerts qui auront été annulés – dont un Trianon complet depuis des mois -, sans même parler des nombreuses expositions médias qui se sont envolées. Beaucoup d’argent aura été perdu, ses partenaires devront refaire beaucoup de leurs investissements.
Grâce à tout son talent et à la compétence de ceux qui l’entourent, Suzane devrait heureusement rebondir. Mais qu’en sera-t-il pour tous les jeunes espoirs qui, derrière elle, étaient en train d’éclore ? Pourront-ils attendre un an ? Tenteront-ils leur chance à l’automne, où surgira le véritable « bouchon » causé, sur le marché et dans les médias, par le report massif des concerts et sorties de disques ? De nombreuses jeunes pousses risquent d’être coupées à la racine, de nombreux jeunes talents risquent d’être cloués au sol avant d’avoir pris leur envol. Ce ne sont pas seulement leurs destins individuels qui sont en jeu : c’est notre diversité culturelle elle-même ! Les métiers de la musique mettant deux à trois ans minimum à construire la carrière d’un artiste, le risque est grand, d’ici quelques années, de voir notre paysage musical s’être considérablement appauvri.
Une urgence vitale : prendre enfin en compte les enjeux et besoins spécifiques des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique
Face à ces risques, la Sacem – première entreprise privée de la musique que les auteurs, compositeurs et éditeurs ont fondé il y a un siècle et demi – joue pleinement son rôle au service de la filière musicale. Solidaire comme toujours et sans but lucratif, elle est aujourd’hui totalement mobilisée pour ses membres. Dès le 27 mars, elle a lancé un plan d’urgence de 43 M€ (2) : 6 M€ de fonds de secours pour répondre aux situations urgentes de détresse des auteurs, compositeurs et éditeurs ; 36M€ d’avances exceptionnelles de droits d’auteurs, pour amortir les pertes de revenus ; et un renfort de 1 M€ pour son programme de soutien au travail de développement des éditeurs. C’est un effort substantiel, immédiat et durable, parmi les plus conséquents qui aient été fournis en Europe. Mais, au regard du confinement qui se prolonge et des prévisions économiques qui s’aggravent, cette action devra évidemment être renforcée dans le temps par de nouvelles mesures. Et ce alors que la Sacem elle-même, à l’image des signes de faiblesse que donnent déjà certaines ses homologues étrangères, sera probablement fragilisée pour plusieurs années.
Aussi indispensable qu’elle soit, la mobilisation totale de la Sacem ne peut pas suffire à réparer les effets systémiques de cette crise sur les auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Ils ont besoin d’un soutien fort et ambitieux des pouvoirs publics, qui doivent prendre en compte les enjeux spécifiques liés à leur modèle économique et à leur statut.
Je veux saluer le travail des équipes de Franck Riester qui, avec celles de Bruno Le Maire, se battent concrètement pour faire avancer les choses sur plusieurs points… Mais je dois aussi leur rappeler que sur l’essentiel le compte n’y est pas encore. À l’heure qu’il est, la création musicale risque de rester globalement dans l’angle mort des soutiens de l’État.
Assouplir les critères du fonds d’urgence, et même préciser explicitement que les « artistes-auteurs » y sont éligibles, sont des premières étapes remarquables. Mais le gouvernement devra aller encore plus loin, en comptabilisant enfin tous les coûts économiques de la crise pour les auteurs, compositeurs et éditeurs : à leurs pertes immédiates, qui sont les seules prises en compte aujourd’hui, il faut ajouter les droits d’auteurs que la Sacem ne pourra leur répartir dans quelques mois, faute d’avoir pu les collecter pendant la crise (auprès des festivals,… mais aussi des cafés, des restaurants, des commerces, des média,…). A défaut, les métiers de la création musicale de ce pays resteraient de fait exclus de la solidarité nationale.
Et puis surtout, un paradoxe a la vie dure dans notre pays : chacun sait que pour faire pousser un arbre, il faut s’occuper de ses racines… mais pour la musique, depuis plus d’une décennie, on fait globalement l’inverse !
Si l’on regarde au niveau national, les aides qui sont accessibles aux trois grands métiers de la musique (spectacle, production de disques, édition musicale) on constate d’abord que le montant total (de l’ordre de 100 millions d’euros en tout) n’est pas à la hauteur de la contribution essentielle de ce secteur à l’économie. On note ensuite qu’il est financé à 75% par les professionnels eux-mêmes. Dans tous les autres secteurs culturels, non seulement les montants sont proportionnellement plus importants, mais surtout la logique est inverse : c’est principalement l’aval qui finance l’amont, c’est-à-dire la diffusion qui finance le soutien à la création. La musique fait donc figure de curieuse exception à l’intérieur même de notre exception culturelle.
Enfin, pour que le tableau soit complet, il faut mentionner le déséquilibre flagrant entre nos trois métiers : dans la pratique, deux tiers des aides au secteur privé de la musique financent le spectacle vivant, un gros 30 % va à la production phonographique, quand l’édition musicale n’accède en fait qu’à moins de 2% !... Ce dernier métier contribue pourtant à 20% de la richesse totale créée. La cause principale est aussi claire et connue qu’inacceptable : les éditeurs sont aujourd’hui les seuls investisseurs privés de la musique qui ne bénéficient pas du crédit d’impôt. Jusqu’à quand cette injustice inexplicable perdurera-t-elle ?
Un crash-test décisif pour le CNM… et pour l’Etat
Lors de la mission de préfiguration du Centre National de la Musique, Emilie Cariou et Pascal Bois s’étaient inquiétés de la faible considération portée dans notre pays à l’ensemble des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Ils avaient alors proposé (3), de manière très positive, de consacrer pas moins d’un quart de l’ensemble des mesures nouvelles qu’ils préconisaient, aux aides à la création.
Mais avec cette crise, le tout jeune Centre national de la musique (CNM) vit son premier crash test. En constituant, dans les premiers jours du confinement, un fonds de secours pour la filière, il a montré sa réactivité. Mais dès leur annonce, ces aides présentaient deux limites. La première : 11,5 M€, c’est évidemment utile, mais aussi et surtout… dérisoire face à l’ampleur de la crise et des besoins qu’elle soulève. La seconde : le CNM se met en danger en asséchant les réserves du CNV, auquel il succède, pour financer ces premières mesures d’urgence. Un risque que renforce par ailleurs sa dépendance aux recettes de la taxe proportionnelle au chiffre d’affaires des producteurs de spectacles. L’Etat s’est engagé à le refinancer au cours du mois qui vient, et c’est une bonne nouvelle – sans cela le CNM serait probablement mort-né. Mais ce financement devra être beaucoup plus substantiel, si nous voulons donner au CNM les moyens d’exercer pleinement la mission essentielle - « rassembler et coordonner stratégiquement toute la filière musicale » - que le Parlement lui a confiée… il y a moins d’un an !
Le CNM a d’autres urgences immédiates, et on lui souhaite bonne chance. Mais demain, quand il faudra relancer l’ensemble du secteur, il devra impérativement s’adresser à toute la filière, et prendre toute sa part au rééquilibrage nécessaire en faveur du premier maillon de la chaîne : la création musicale.
L’Etat sera-t-il à la hauteur de ces enjeux majeurs pour notre souveraineté culturelle et notre diversité musicale ? A la hauteur de l’ambition fixée pour la musique par le Parlement, sur proposition de notre Ministre de la Culture ?
Dès son allocution du 16 mars, le Président de la République avait souligné que cette période de confinement invite les Français à « se tourner vers l’essentiel » : la culture, la musique, toutes les musiques. Une intuition qui s’est concrétisée dans de très nombreux foyers, en particulier grâce à l’inventivité des musiciens pour nous faire chanter, vibrer à distance (4) et donner corps à ce qu’il nous reste de « vivre ensemble » dans ces moments douloureux. Pendant qu’ils continuent à nous faire rêver, notre responsabilité n’est rien de moins que de leur donner les moyens de continuer à vivre.
Bruno Lion
1) 3ème Panorama des Industries Culturelles et Créatives en France, E&Y et France Créative, novembre 2019.
2) https://societe.sacem.fr/actualites/la-sacem-soutient/covid-19-la-sacem-lance-un-plan-de-mesures-durgence-pour-ses-membres
3) Pascal Bois et Emilie Cariou, Rapport au Premier Ministre de la mission parlementaire de préfiguration du Centre National de la musique, p. 15.
4) Au milieu de cette profusion d'initiatives, j’avoue une « tendresse » particulière pour ce que nous montre et nous dit celle-ci (à qui j’emprunte l’illustration de ce blog) : https://www.youtube.com/watch?v=rEjvRktXeis
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