Chronique. Les semaines passent et c’est la même déprime pour le cinéma tant une grande partie du public ne revient pas. Alors que, depuis un an, le climat est à la patience liée au Covid, les spécialistes redoutent un changement structurel, irrémédiable, du public dans ses pratiques. Donc la panique pointe.
Il y en a toujours pour multiplier les boucs émissaires : le passe sanitaire, le masque, la météo, les films médiocres, l’élection présidentielle, l’inflation, la guerre en Ukraine, les sports d’hiver… Dès qu’un film fait un carton, comme Maison de retraite, certains perçoivent la lumière, avant de déchanter et de reporter le renouveau au Festival de Cannes en mai, à la sortie du film Avatar 2, en décembre, ou aux calendes grecques.
Il est vrai que la déprime est là, même dans les théâtres ou les restaurants. C’est l’envie de sortie qui est fragilisée. Sauf que le cinéma en France, art fédérateur et populaire, dont la variété des films et le parc de salles sont sans équivalent dans le monde, a souvent échappé aux tempêtes.
2019, dernière année sans Covid, sert d’étalon, même si elle fut exceptionnelle. Oublions 2020 et 2021, qui furent logiquement chaotiques. Sauf décembre 2021, le mois des espoirs, avec de bonnes entrées. Mais voilà que les trois premiers mois de 2022 délivrent une douche froide : une fréquentation en recul de 38 %. Mars fut même le pire mois depuis 1999. Les quinze premiers jours d’avril sont un peu moins pires.
Triple peine
En fait, décembre 2021 fut un mirage du nom de Spider-Man : No Way Home, dont le superhéros en collant a attiré 7,3 millions de spectateurs. Bien plus qu’avant, les salles doivent leur survie en ce moment à une poignée de films américains. Quand les productions françaises dominent le marché, les entrées s’effondrent.
Les Français s’imposent parfois parce que nombre de films hollywoodiens se « ramassent » aussi en salles ou sont diffusés sur des plates-formes. Et s’il y a des surprises, comme BAC Nord, de Cédric Jimenez (2,2 millions d’entrées), il y a surtout beaucoup de déceptions.
Certains se félicitent qu’Illusions perdues, de Xavier Giannoli, avoisine le million de spectateurs, mais avec un budget de 18 millions d’euros, et même si le public a suivi, c’est décevant par rapport aux enjeux financiers.
Cernons-le, ce public. Les jeunes sont revenus en masse, surtout pour des blockbusters américains magnifiés par le grand écran, mais leur limite est d’être des spectateurs occasionnels. Les 50 ans et plus retournent beaucoup moins dans les salles. C’est la triple peine, car ils sont aisés, friands de films d’auteur et fréquentaient les cinémas plusieurs fois par mois.
Ce constat, que la pandémie accélère, rejoint celui de l’étude de 2020 du ministère de la culture sur les pratiques culturelles des Français : une fracture se dessine entre les films d’action pour les jeunes et les films arty pour les vieux, que ces derniers, rendus prudents à cause du Covid, dégustent avec un whisky ou une tisane depuis leur canapé face à leur télévision à écran large.
Et puis le cinéma a peut-être perdu une bataille culturelle contre la série. Durant les dîners familiaux ou amicaux, une série vient plus souvent sur la table qu’un film. Rares sont aujourd’hui les longs-métrages provoquant des débats collectifs. Le format de la série a même contaminé le cinéma : les blockbusters aux entrées record sont le plus souvent des franchises à répétition qui s’apparentent aux épisodes d’un Game of Thrones.
Les films d’art et d’essai jouent leur avenir
Comment faire revenir le public ? Quels profils de films pour quelles salles ? Ces questions se posent. Dans les années 1990, la révolution des multiplexes a dopé la fréquentation. Certains se demandent si les salles sauront faire une autre révolution pour gagner en attractivité alors qu’on les accuse souvent de conservatisme, de pleurnicher, de penser plus au pop-corn qu’à l’art et d’avoir bien profité des aides de l’Etat durant la pandémie.
Un autre souci des salles est que la digue avec les films de plates-formes prend l’eau de partout, comme l’a montré la dernière cérémonie des Oscars. Les deux statuettes phares sont allées à CODA, à voir sur Apple TV+ (il sortira deux jours en salles, les 23 et 24 avril), et à The Power of the Dog, visible sur Netflix. Les grandes salles ont néanmoins des atouts : une solide rentabilité, dopée par la confiserie, et le fait qu’Hollywood a besoin d’elles pour rentabiliser des blockbusters à 200 millions d’euros de budget.
Les films d’art et d’essai jouent aussi leur avenir. Pour analyser leurs résultats en chute libre, des voix épinglent des œuvres trop intimistes, lentes, déprimantes, inadaptées à une période anxiogène, dont la forme n’a pas besoin du grand écran, et dont les sujets ne touchent que la frange la plus progressiste de la population.
Le vieillissement du public féru de films d’art et essai explique en grande partie l’affaiblissement continu de la cinéphilie. Un film d’auteur pouvait réaliser 1 million d’entrées il y a trente ans, et c’est le bonheur s’il en fait 400 000 aujourd’hui. Beaucoup font moins de 40 000 ou 10 000 entrées. La culture du cinéclub à l’université est également en baisse, des revues souffrent et un cinéma sur quatre en France vit grâce à l’argent public. Ce mouvement fait écho à un autre, aux Etats-Unis, où la presse spécialisée prophétise le retrait de films qu’elle nomme adult dramas au profit de franchises tentaculaires ciblant les ados.
Si la déprime continue, le financement complexe de la filière cinéma finira par se poser...