GRANDE ENQUÊTE - La fermeture des salles et des musées soulève l’indignation et met les établissements privés au bord du gouffre.
Pas «essentielle», la culture? Le chanteur Grand Corps Malade, qui a mis en ligne dès jeudi minuit sa nouvelle chanson, Pas essentiel, pour dénoncer la liberté perdue de la culture face au Covid, a bien résumé le sentiment général. Si la ministre de la culture, Roselyne Bachelot parle d’un «crève-cœur», pour les équipes des théâtres, des musées, des monuments, des cinémas et des salles de spectacles, le prolongement de la fermeture pendant au moins trois semaines est bien plus que cela. «On est en train de nous tuer», cingle Charles Berling, directeur des théâtres Liberté et Châteauvallon à Toulon. L’acteur n’hésite pas à parler d’une «haine de l’artiste». «Immense injustice» pour Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF). Une fois de plus «sacrifié», tonne le violoncelliste Gautier Capuçon, tandis que Pierre Niney soupire: «Franchement, c’est dur de se dire que tous les commerces, avions et trains de France peuvent accueillir du public mais pas les cinémas et les théâtres, qui ont fait tant d’efforts pour respecter les protocoles sanitaires de manière irréprochable.» Seuls les lieux culturels publics, maintenus en vie par l’État ou les collectivités locales, gardent un silence de bon aloi. En privé, leurs salariés s’indignent vivement: «Les musées sont donc plus dangereux que les Galeries Lafayette? Moins en danger financièrement?», s’interroge Oriane Beaufils, conservatrice du château de Fontainebleau, sur Twitter.
À l’arrêt depuis le 1er novembre, et même depuis mars pour les concerts, le secteur culturel ne voit plus le bout du tunnel. Il a eu beau répondre à toutes les injonctions - jauge réduite, port du masque, etc. - et jouer le jeu collectif sans broncher, le voilà désigné comme victime expiatoire, et sacrifié sur l’autel de la lutte contre le Covid sans même qu’il ait jamais été prouvé qu’il soit un lieu de contamination.
Les chiffres, pour un secteur qui emploie 450.000 personnes, sont pourtant catastrophiques: en huit mois, les cinémas ont perdu 65 % de leur fréquentation, soit 950 millions d’euros. Faute de concerts, producteurs et propriétaires des salles de spectacles privées ont vu leur chiffre d’affaires fondre de 84%, soit tout de même 2,3 milliards d’euros. Les fêtes de fin d’année, considérées par tous comme un moment clé pour sortir, auraient permis de relever la tête.
Manque de visibilité
Si tous les acteurs de la culture et le public se retrouvent unis dans la colère (seuls 42% des Français approuvent la fermeture des salles, selon un sondage Odoxa-Dentsu Consulting pour Le Figaro et Franceinfo), les conséquences ne sont pas les mêmes que l’on soit du secteur public ou privé. Depuis mars, l’État a fait ses arbitrages et a largement aidé ses établissements. Les domaines de Versailles, de Fontainebleau, l’Opéra de Paris, les musées d’Orsay et le Louvre finiront bien par rouvrir. Un peu cabossés de n’avoir pas pu montrer leurs expositions, mais toujours debout. À la ville de Paris, chacun des 14 musées et établissements a été prié de supprimer une exposition ou un événement en 2021. Mais eux aussi finiront par rouvrir leurs portes.
"Ces reports successifs vont faire des morts chez les plus jeunes indépendants."
Mathieu Romano, chef de l’ensemble Aedes
À l’extrême inverse, les théâtres et monuments privés, les châteaux, les salles de concert, les orchestres et les cinémas ont du souci à se faire. « Ces reports successifs vont faire des morts chez les plus jeunes indépendants», se désole Mathieu Romano, chef de l’ensemble Aedes, chœur privé auquel ont régulièrement recours de nombreux opéras en France. «10% des théâtres privés vont mourir si aucune aide n’est versée», assure de son côté Mathilde Moreau, directrice de la Compagnie du café-théâtre de Nantes. «Notre saison 2020 est fichue», annonce enfin Loïc Bonnet, président de l’Association des théâtres privés des régions (soit 78 théâtres). Ce dernier veut lancer un «référé liberté» devant le Conseil constitutionnel. «Si nous sommes sacrifiés, c’est parce que nous n’avons pas la possibilité de descendre dans la rue», calcule, de son côté, Constance de Vibraye, propriétaire du château de Cheverny.
"Le privé ne peut plus créer de spectacles sans avoir de perspectives."
Malika Séguineau, directrice générale du Prodiss, syndicat des producteurs et propriétaires de salles de concert
Le manque de visibilité, ce fameux «stop & go», est en train de tuer tout le monde à petit feu. «Le privé ne peut plus créer de spectacles sans avoir de perspectives, martèle Malika Séguineau, directrice générale du Prodiss, syndicat des producteurs et propriétaires de salles de concert. Il nous faut un schéma de reprise car nous avons besoin de temps pour monter des tournées, qui vont de quatre mois pour une petite à un an pour celles avec des artistes internationaux.» Les producteurs se sentent d’autant plus sacrifiés qu’ils ont découvert que le soir même des annonces du premier ministre la commission des finances de l’Assemblée nationale a supprimé les renforcements des crédits d’impôts. Sauf pour l’industrie du disque, qui pourtant n’a connu qu’un ralentissement.
D’espoirs en faux espoirs
Pour le chef d’orchestre Julien Masmondet, «ces reports commencent à peser très lourd dans la balance économique, mais aussi artistique. Nos projets sont souvent le fruit de coproductions entre plusieurs salles, souvent internationales, et entre plusieurs ensembles». Outre les problèmes d’organisation, une forme d’énergie et d’enthousiasme est en train de s’évaporer. Les «troupes» de la culture n’en peuvent plus de devoir se réinventer, d’aller d’espoirs en faux espoirs.
Ces reports commencent à peser très lourd dans la balance économique, mais aussi artistique.
Le chef d’orchestre Julien Masmondet
Pour faire face, ils se sont mis sur internet, avec plusieurs succès à la clé. En achetant un billet sur la plateforme chezsoi.operadeparis.fr, lancée ce dimanche 13 décembre, on pourra voir La Bayadère et d’autres spectacles de l’Opéra de Paris de son salon. Dans le rock, le rap et la variété, les concerts live stream sont pris d’assaut. Mardi 8 décembre, Matt Pokora a chanté devant un record de 60.000 spectateurs en direct de La Seine musicale. En attendant les shows de Jennifer et de Maître Gims, ceux de Kylie Minogue et de Dua Lipa ont été des succès. Un concert avec le baryton Stéphane Degout sera diffusé exclusivement sur internet, le 5 janvier.
Internet a aussi son versant sombre. «Nous ne savons pas comment nous allons sortir le stock de films tournés depuis deux ans. Cela fait les affaires de Netflix et des plateformes mais les vrais profiteurs sont les pirates. Le piratage a explosé pendant le confinement et il représente des pertes colossales. Un milliard d’euros selon Hadopi», souligne Jean Labadie, distributeur de films, qui a vendu Pinocchio, de Matteo Garonne, à Amazon lors du premier confinement et sorti sur grand écran ADN, de Maïwenn, deux jours seulement avant la refermeture des cinémas.
"Nous ne savons pas comment nous allons sortir le stock de films tournés depuis deux ans. Cela fait les affaires de Netflix et des plateformes mais les vrais profiteurs sont les pirates."
Jean Labadie, distributeur de films
À quelques semaines de 2021, chacun pressent que l’année prochaine sera incertaine. «Il faudra inventer de nouvelles solutions. Définitivement, rien ne sera plus comme avant», résume Carine Rolland, adjointe à la maire de Paris.
Une clause de revoyure est prévue le 7 janvier, avec le premier ministre. Sans garantie, tant la pandémie est devenue...
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