À force de laisser l’Élysée dicter sa conduite, le ministère de la Culture a perdu le rôle moteur qui lui avait été assigné. A-t-il encore un sens ? Oui, à condition de porter de nouveau un projet de société. À l’image de la rencontre “Télérama”, “Allons enfants de la culture !”, le samedi 26 mars au Centquatre, à Paris, quelques pistes qui donnent à penser.
Mai 2020 : au plus fort du confinement et de la crise Covid, le président de la République, en bras de chemise, s’entretient avec un aréopage d’artistes tandis qu’à ses côtés son ministre de la Culture, Franck Riester, muet, prend des notes. L’image est éloquente : le patron, c’est Emmanuel Macron. Deux mois plus tard, Roselyne Bachelot s’installe à son tour rue de Valois. Depuis 1993, date à laquelle Jack Lang a quitté ses fonctions après dix ans d’un règne quasi ininterrompu, quatorze ministres de la Culture ont été nommés, puis remerciés, par les gouvernements de droite comme de gauche.
Autant dire que la place est instable, à l’image d’un ministère dont le pouvoir, le charisme et la pertinence sont sujets à caution. Est-il encore capable d’être « l’instigateur d’une politique culturelle porteuse d’un élan » ?, s’interrogeait en décembre 2021 un rapport assassin de la Cour des comptes. S’il ne veut pas être un jour rétrogradé au rang de simple secrétariat, il ferait bien de se ressaisir. « Même si les arbitrages budgétaires pendant la pandémie ont donné l’impression d’un soutien fort de l’État, le ministère a pris conscience de l’insuffisance de son poids politique », note le sociologue Emmanuel Wallon.
En quête d’un nouveau souffle
Pris de vitesse par les collectivités locales qui lui tiennent la dragée haute grâce à l’apport de leurs subventions, soumis aux oukases de Bercy, englué dans la bureaucratie, fragilisé par le va-et-vient de ses locataires, le ministère « se tient en retrait au lieu d’impulser les dynamiques ». Pour Laurent Bayle, ex-président de la Philharmonie de Paris, il « est celui qui court derrière » : derrière de belles idées qu’il n’incarne plus et des créateurs qui se méfient de lui ; derrière une légitimité et une autorité qui le fuient à mesure de ses renoncements aux fondements du service public. Dans notre République, tout comme l’école et la santé, la culture subventionnée n’a pas à être rentable. Un principe entaillé depuis qu’en 2008 Christine Albanel, ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy, a soumis les institutions publiques à des impératifs de remplissage.
Le spectacle vivant est sommé d’afficher des salles pleines. Son rapport au public en a été changé. D’autant qu’en 2015 ont été inscrits dans la loi NOTRe des « droits culturels » qui reconnaissent à chaque personne son identité culturelle, quelle que soit son origine, ainsi que son droit légitime à la faire découvrir ou à la voir représentée. L’offre des collectivités se construit désormais avec ce que sont et ce que veulent les habitants. Un nombre croissant d’établissements artistiques font de même avec leur public. « Avec Malraux, l’œuvre était au centre, avec Lang, l’artiste. Aujourd’hui, nous disent les droits culturels, voici le temps des personnes. Les politiques emboîtent le pas. L’État également, qui n’a plus de pensée sur ce qu’est l’art ni de projet politique, et se contente de nommer des directions, tel un super programmateur », fustige l’écrivain Olivier Neveux.
Hélas, le ministère n’a plus le loisir de se montrer imaginatif. « Depuis quelques années, il connaît beaucoup de réformes internes. Elles représentent beaucoup de réunions, de notes de service et de temps perdu », analyse Emmanuel Wallon. À ce remue-ménage structurel chronophage s’ajoutent des mesures qui embellissent la vitrine : multiplication des labels, nominations à la tête des lieux, application d’un pass Culture téléguidé par l’Élysée, autant de décisions qui masquent une impuissance de fond. Le ministère perd la main et de grands établissements publics, comme le Louvre ou Versailles, s’émancipent de son giron. « Face à l’autonomie de ces maisons qui absorbent une part considérable de son budget, il exerce des contrôles tatillons. La seule arme qui lui reste », regrette Laurent Bayle.
Le voici donc réduit au rôle du gendarme. Charge ingrate que relaient ses antennes déconcentrées, les Drac (Directions régionales des affaires culturelles). Évaluations, bilans, rapports d’activité : les institutions, les compagnies, les artistes ploient sous la masse des documents à remplir. Ce qui accentue leur rejet d’une administration parisienne obsédée par les chiffres. Pour Régine Hatchondo, présidente du CNL (Centre national du livre), le moment est venu d’embrasser le présent : « Le xxe siècle était celui des bâtisseurs. Le XXIe doit quitter la pierre pour s’occuper de la chair. » La chair, autrement dit les publics et notamment les jeunes. « Chaque élève doit avoir droit à une expérience artistique annuelle. Pour cela, il faut la mobilisation de tous » : Emmanuel Wallon milite pour « une mission interministérielle permanente » quand d’autres rêvent d’un puissant ministère régalien.
Depuis sa fondation, en 1959, le ministère de la Culture sert une cause dont la noblesse devrait le rendre fier et entreprenant : émanciper l’individu. À lui d’exiger ce que mérite ce sacerdoce : des moyens, du pouvoir et de la considération. « La mondialisation, la crise environnementale, l’accroissement des inégalités composent un monde chaotique. Au niveau de la culture, la question majeure est désormais celle du sens. Le ministère doit trouver les outils pour retisser les liens, quitte à créer des lignes de fracture », analyse Laurent Bayle. Oser surprendre l’opinion au risque de la choquer pour mieux convaincre ? C’est l’essence même de l’art. Ce devrait être le credo de la Rue de Valois. Dans cette époque en vrac qui se reconfigure à une vitesse vertigineuse, les piliers traditionnels de l’action du ministère depuis 1959 que sont « la création, la diffusion et le patrimoine » volent en éclat. Égalité, écologie, démocratisation : d’autres curseurs sont à pousser. Ils coïncident avec les préoccupations contemporaines et participent d’un projet de société.
Les lois de la parité
L’égalité des salaires et des responsabilités est un levier pour pacifier les relations entre les genres, les origines, les milieux sociaux. Caroline Guiela Nguyen dirige au théâtre des troupes mélangées. Un brassage « de langues ou de milieux sociaux, culturels, spirituels » qui implique la cohabitation des altérités. L’égalité est, selon elle, un sujet que doit porter « institutionnellement le ministère de la Culture ». Pour que s’opère un changement, les lois doivent être appliquées. Maud Le Pladec, directrice du Centre chorégraphique national (CCN) d’Orléans, appelle au respect scrupuleux des quotas – la parité homme-femme aux postes de direction ayant été lancée en 2013 par Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture. En 2006, 46 % de femmes dirigeaient des CCN. En 2021, elles n’étaient plus que 15 %.
La raison ? « Les femmes se sentent moins légitimes à candidater. Ce problème systémique doit être révolutionné par des actions concrètes. » Elle qui a fait de la parité son alpha et son oméga le constate : « Avec l’égalité apparaissent de surcroît le soin et la bienveillance. » Une conviction partagée par Natacha Krantz. La directrice de la communication du label Universal Music a créé un programme de mentorat pour les salariées de la musique enregistrée afin d’aider les femmes à « grandir vers des postes à responsabilités ». Il croise par ailleurs une mutation de fond : « Depuis la pandémie, la société délaisse ses traditionnelles valeurs masculines d’efficacité, d’action et de rapidité. »
Culture écolo ?
L’écologie signe l’avènement d’une culture qui se met au service de la citoyenneté. Réduction de l’empreinte carbone, décroissance mais aussi bien-être des individus : celui qui se saisit des questions environnementales remodèle la vie en commun. Chargé du développement durable au Louvre, Maxime Caussanel mène sa mission tous azimuts. Lutter contre les gaspillages, rationaliser les flux de visiteurs, améliorer les performances énergétiques : son poste est dédié à une cause transversale qui imprègne les esprits au point d’impacter le vocabulaire. Directeur du Palais des beaux-arts à Lille, Bruno Girveau parle d’écoconception ou d’écoresponsabilité. « Nous devons être de plus en plus vertueux dans nos consommations culturelles. Nous avons décidé de réduire la fréquence des grosses expositions. En revanche, nous travaillons sur les micro-événements. »
Il ne s’agit pas de ne diminuer que les déplacements aériens ou terrestres d’œuvres d’art. Il faut également penser les espaces, les horaires, les activités des musées à l’aune du « participatif, de l’inclusif, de l’immersif ». En somme, modifier les habitudes du public pour le guider vers « une fréquentation durable ». Faute de disposer d’une feuille de route de sa tutelle, le chantier du Palais des beaux-arts est empirique. « Le ministère de la Culture doit s’emparer de ces questions plus qu’il ne le fait aujourd’hui. » Faut-il créer une charte de bonne conduite ou un label « musée durable » ? « Je ne suis pas partisan de la contrainte. Mais il faudra en passer par là pour modifier les comportements. »
Nouveaux canaux de diffusion
La démocratisation peut revivifier le partage de l’art et de la culture si, aidée par le ministère, elle opère une mue : « Le schéma classique de diffusion et production de spectacles ne fonctionne plus. Il pousse les artistes à toujours produire plus. On arrive dans le théâtre pour en repartir aussi vite, les rencontres n’ont pas lieu avec les équipes et le public », s’insurge Thomas Jolly. Directeur du Quai à Angers, ce metteur en scène aimerait répondre à un cahier des charges moins formaté. Il le préférerait...
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