Dans les écoles d’art et de design, la priorité n’est pas de former des génies solitaires, mais de contribuer à l’émergence de collectifs capables de réinventer nos façons de vivre et d’habiter, souligne, dans une tribune au « Monde », Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs.
Tribune. Le 20 janvier, a été publié un rapport de la Cour des comptes sur les écoles supérieures d’art et de design publiques (« L’Enseignement supérieur en arts plastiques »). Hormis quelques articles dans la presse spécialisée, l’événement est passé totalement inaperçu. Comme si ces écoles ne concernaient qu’un petit milieu.
Il est vrai que les 11 000 étudiants qu’elles comptent, répartis sur une quarantaine d’établissements sous tutelle du ministère de la culture, ne pèsent pas lourd au regard des 2,7 millions étudiants de l’enseignement supérieur. Les écoles d’art et design n’en concentrent pas moins des enjeux de la plus haute importance.
Se situant à la croisée de l’enseignement supérieur, de la culture, de l’art et du design, elles sont aux avant-postes des grands sujets de notre temps. Dans un monde qui voit les crises de différents ordres – écologique, social, économique, moral – s’enchaîner et se nourrir les unes des autres, dans lequel notre rapport à l’avenir n’est plus tant configuré par la croyance au progrès que par l’inquiétude des générations futures, le rôle de la culture et de l’enseignement est majeur. Quand la première a vocation à faire société et civilisation, il appartient au second d’accueillir et de former les générations futures à construire un monde habitable.
Il en va de même de l’art et du design. Consubstantiellement liés à la crise, dont il faut rappeler qu’elle fut, aux XIXe et XXe siècles, le berceau du design et le lit des avant-gardes, ils sont porteurs d’une efficacité symbolique et d’une méthodologie de projet qui leur permettent d’affronter la complexité du monde, ainsi que de valeurs indispensables à son habitabilité, telles que l’attention et le soin.
Trois grands axes
Jouant un rôle essentiel dans la configuration de nos milieux de vie – aussi bien imaginaires que réels, visuels que matériels, analogiques que numériques – les artistes et les designers ont vocation à mettre en œuvre le grand souci écologique de notre temps, tel qu’André Gorz (1923-2007) a pu le définir de la façon la plus large : « Le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d’une civilisation » [« Où va l’écologie ? », entretien donné au Nouvel Observateur en 2006].
C’est pourquoi la Cour des comptes a assurément raison de se pencher sur les conditions de leur formation et de souligner l’urgence d’une stratégie nationale en la matière. Parmi la dizaine de recommandations émises, trois grands axes au moins méritent d’être retenus, qui s’articulent étroitement à la notion de milieu.
Le premier concerne le déficit de diversité, non seulement sociale mais aussi culturelle, dans les écoles les plus sélectives et prestigieuses. Si celles-ci parviennent à intégrer une grande variété d’approches (théorique et pratique, artistique et technique, historique et prospective, visuelle et matérielle, etc.), elles peinent en revanche à s’ouvrir à la diversité étudiante.
Problématique du point de vue de la mission de service public qui leur incombe, cette situation est également préjudiciable du point de vue de la créativité, qui consiste souvent à tirer parti des différences, et au regard de la tâche de reconfiguration de nos milieux de vie, qu’on ne saurait confier à un seul groupe social ou culturel.
Le second axe concerne les rapprochements avec les autres acteurs de l’enseignement supérieur. L’enjeu est là aussi majeur : si l’on veut que les artistes et les designers prennent une large part dans la réinvention de nos milieux de vie, il faut se donner les moyens de construire des parcours de formation transdisciplinaires, qui les conduisent à se familiariser avec les outils conceptuels et méthodologiques du scientifique, de l’ingénieur, de l’entrepreneur ou encore de l’administrateur.
La relation au territoire
Face à la complexité, nous n’avons d’autre choix que de miser sur les alliances et la complémentarité : pour les écoles d’art, comme pour tous les établissements d’enseignement, la priorité ne doit plus être de former des génies solitaires, mais de contribuer à l’émergence de collectifs hybrides, en construisant des capacités d’agencement et d’articulation.
Le troisième axe concerne la relation au territoire. Invitant à redéfinir la carte des formations, le rapport de la Cour des comptes prend acte de la pertinence de l’échelon local. Celui-ci est d’autant plus important qu’il circonscrit le milieu au sein duquel les écoles d’art et design ont vocation à s’inscrire et à déployer leur action.
Régions, métropoles, villes, banlieues, zones rurales et périurbaines : c’est d’abord en se saisissant de ces échelles et de ces types de territoire, en y tissant leurs écosystèmes et en en faisant leur terrain d’étude, que les écoles d’art et design contribueront à réinventer nos façons de vivre et d’habiter. Ce que permettent finalement d’entrevoir les écoles d’art et design, c’est la relation étroite qui existe entre l’école – entre toute école – et l’écologie.
Les deux mots n’ont certes pas la même racine et l’écologie n’est pas la science de l’école. Il y a toutefois plus qu’un simple jeu de mots entre les deux termes. Quand le premier vient de « skholè », qui signifie l’arrêt du travail, la suspension des affaires courantes, le second se fonde sur « oikos », qui désigne la maison, l’habitation : d’un côté, le temps suspendu ; de l’autre l’espace habité.
C’est précisément à cette...
Lire la suite sur lemonde.fr