Alors que la France compte plus de 1 200 musées, aucun n’est consacré à l’histoire des luttes et des conquêtes féministes, déplore Magali Lafourcade dans une tribune au « Monde ». Selon la magistrate, concevoir un tel lieu permettrait notamment de rappeler que « la mise en œuvre d’un droit concourt à celle des autres ».
En cantonnant le prévisible renversement de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis avec l’arrêt Roe vs Wade à une régression des droits des femmes, le risque est grand d’occulter l’ampleur d’un tel fait politique. Car ce qui est en jeu ici, c’est le droit universel à disposer de son corps. Interdire ou rendre ineffectif l’accès à l’avortement ne saurait être qu’une affaire de femmes.
Contraindre les femmes à mener des grossesses non souhaitées ou à subir des avortements clandestins porte atteinte à leur santé, à leur vie, mais aussi à celle de leurs proches. Cela fragilise tout particulièrement les plus vulnérables. Les répercussions concernent la société dans son ensemble, d’autant que la remise en question du droit à l’avortement ouvre la voie à des atteintes à d’autres droits.
Cette régression s’inscrit de surcroît dans un mouvement historique plus vaste. En 2021, le Forum économique mondial avait souligné le creusement inédit des inégalités entre les femmes et les hommes, sous l’effet de la pandémie et des multiples crises qu’elle a engendrées. Cette régression se compte désormais en générations.
Aucun musée sur les combats féministes
Dans ce contexte résonne puissamment l’appel de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Cet état de vigilance se traduit par une intense diffusion de la pensée féministe, portée par des essais à succès comme par un foisonnement de podcasts, de « La Poudre » à « Mansplaining ».
Ces nouveaux canaux de diffusion permettent de vulgariser une pensée féministe utilement mise en perspective à la lumière des enjeux actuels, mais leur recours témoigne, en creux, de la difficulté d’asseoir la légitimité de l’accès à la connaissance de l’histoire des combats féministes, leurs objets, leurs symboles, leurs personnages-clés. A cette fin, un lieu fait cruellement défaut dans notre pays.
Alors que la France compte plus de 1 200 musées bénéficiant de l’appellation « musée de France », dont plus de deux cents à Paris, aucun n’est consacré à l’histoire des luttes et des conquêtes féministes. Du Musée de préhistoire (qui présente l’évolution de l’homme que par des représentations mâles) au Musée du sucre d’orge, n’y aurait-il pas d’intérêt à expliquer comment les femmes ont pris part à la vie publique, aux sciences, aux arts et aux lettres ?
Aux grandes femmes enfin la patrie reconnaissante
Ne serait-il pas pertinent de remédier à cette immense escroquerie qui a visé, avec détermination, à invisibiliser les femmes du récit national, des règles d’accords grammaticaux jusqu’aux épreuves du bac ? Il est grand temps de concevoir un lieu de découverte de ce que sont les conquêtes des droits des femmes, et de permettre à chacun d’y découvrir une part essentielle de l’histoire de France ; aux grandes femmes enfin la patrie reconnaissante.
De tels musées existent. L’International Association of Women’s Museums en répertorie vingt-neuf rien qu’en Amérique du Nord. Aucun en France, où seule l’université d’Angers propose des expositions virtuelles sur l’histoire des femmes et du genre. En tant qu’espace institutionnel, un musée des conquêtes féministes légitimerait la place et l’expression des femmes dans tous les champs des arts et de la connaissance.
Nous savons l’influence des role models féminins, conformément à l’adage what you don’t see doesn’t exist (« ce que vous ne voyez pas n’existe pas »). Alors que le nombre d’inscrites dans les filières scientifiques recule, montrer l’apport des femmes aux sciences et technologies susciterait des vocations. La société gagnerait tellement à cesser de se priver des talents des filles et des femmes.
Une histoire d’inspiration et de résistance
En rendant hommage aux grandes femmes de lettres, aux artistes, en réévaluant leur apport et la grandeur de leur œuvre, en valorisant l’expression des femmes des minorités ethniques et sexuelles, un tel lieu pourrait révéler l’ampleur et les mécanismes de leurs marginalisations par les instances officielles : 9 % de femmes récipiendaires du prix Goncourt ; 18 % de femmes récompensées d’un César dans les catégories les mettant en compétition avec des hommes ; 2 % des boulevards et avenues baptisés du nom d’une femme, etc.
Ce musée désinvisibiliserait l’action des femmes dans les mouvements de conquête des droits. En le visitant, beaucoup s’étonneraient d’apprendre l’étendue de la participation des femmes aux soulèvements populaires que notre pays a connus, ou encore que les résistantes étaient plus nombreuses que les résistants lors de la seconde guerre mondiale.
L’histoire des conquêtes féministes est une histoire d’inspiration et de résistance. Tout à fait enthousiasmante, elle est pourtant si peu racontée que la plupart des manifestants féministes ignorent presque tout des marches ou des grandes grèves, comme en ont connu la Suisse ou l’Espagne. Ce musée aurait ainsi vocation à explorer les moyens pour parvenir à l’égalité : l’utilité des quotas, de l’index de l’égalité professionnelle, des réseaux de femmes, etc.
Une invitation à changer de regard
Un tel musée s’inscrirait évidemment dans une démarche universaliste. A ceux qui cherchent à essentialiser les femmes, à les considérer comme une diversité, une altérité, et qui prétendent, en creux, que le neutre, le référentiel universel est incarné par le masculin, un tel musée inviterait à changer de regard...
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