DÉCRYPTAGE Jamais les Français n’ont autant « consommé » de culture, selon une vaste étude diffusée vendredi, mais deux mondes se côtoient sans vraiment se croiser, celui du patrimonial et celui du numérique.
Cette étude marque une date. Une rupture aussi. Pendant près d’un an, des sociologues du ministère de la culture ont interrogé 9 200 Français âgés de 15 ans et plus sur leurs pratiques culturelles. Non pas quels livres ils préfèrent, mais s’ils lisent un peu, beaucoup ou pas du tout. Même chose pour le théâtre, le cinéma, la musique, les musées, les monuments, les bibliothèques, la radio ou la télévision. Ou encore pour les pratiques numériques – les sites de vidéo comme YouTube, les plates-formes de streaming, les jeux vidéo, etc. Sans oublier enfin les pratiques en amateur.
Le ministère de la culture réalise cette étude tous les dix ans environ. La première date de 1973. Celle de 2020, dont les résultats sont dévoilés vendredi 10 juillet, peut être appréciée de deux façons. D’un côté, jamais les Français n’ont autant « consommé » de culture, quels que soient leur âge, leur statut social et le lieu où ils habitent. Mais jamais la fracture n’a été aussi forte entre la culture classique ou patrimoniale, que Pierre Bourdieu nommait « légitime » (lecture, théâtre, musique classique, musées, cinéma), et la culture numérique liée à Internet, la musique notamment, mais aussi la vidéo en ligne. Une fracture qui recoupe en partie celle entre la culture de sortie et la culture de salon.
Surtout, ces deux mondes ne connaissent pas la même dynamique. La culture classique ou patrimoniale, selon les arts, voit son audience baisser, stagner ou augmenter parfois. Le plus souvent son public vieillit, habite dans les villes et appartient à des milieux sociaux aisés ou diplômés. Les femmes sont aussi plus nombreuses que les hommes. Pour ne prendre qu’un exemple, dans les années 1970, les 15-24 ans ayant assisté à un spectacle de théâtre ou à un concert de musique dans l’année étaient en moyenne trois fois plus nombreux que les 60 ans et plus. L’écart a presque disparu en 2018 : les jeunes sont moins nombreux, remplacés par les plus âgés.
Bascule
En revanche, l’autre monde, celui qui nage dans le numérique, visuel ou sonore, est en pleine explosion. Il est porté par un public jeune, plus masculin que féminin, issu de tous les milieux sociaux, et réside autant en ville qu’à la campagne. Il existe bien sûr des passerelles entre ces deux mondes, mais elles tendent à se raréfier. Aussi une bascule est-elle en marche.
Depuis cinquante ans, notre paysage culturel est en effet structuré par les baby-boomeurs (nés entre 1945 et 1955), très gros consommateurs de culture « classique ». Tout au long de sa vie, cette génération a été la première à disposer des moyens financiers suffisants pour sortir et se divertir. Problème, les baby-boomeurs ne sont pas immortels. Peu à peu, ils sont remplacés par un public plus éclectique qui invente une autre culture et une autre façon de la consommer. Un public qui lit beaucoup moins et va moins au spectacle que ses aînés, ce qui pose, à terme, le problème de la survie de cette culture classique.
Selon l’étude – publiée au moment où le secteur affronte une crise économique sans précédent –, cette bascule incite à repenser le concept de démocratisation culturelle, sur lequel les pouvoirs publics se cassent les dents depuis vingt ans : les efforts pour amener les populations modestes, centrées sur la télévision, vers la culture classique ont en effet peu porté leurs fruits et restent donc d’actualité. Mais l’étude ajoute que l’explosion de la culture numérique, qui, elle, touche de façon plus homogène les publics, ouvre d’autres questions. Dont celle-ci : l’Etat peut-il continuer à concentrer l’essentiel de ses efforts sur une culture patrimoniale dont le public se réduira et oublier le mouvement en marche ?
L’écoute de musique en plein essor C’est la grande gagnante des dix dernières années. Huit personnes sur dix ont écouté de la musique en 2018 contre 66 % en 1973. L’écoute quotidienne, hors radio, connaît la progression la plus spectaculaire : 57 % en 2018, contre 34 % en 2008 et seulement 9 % en 1973. Tous les Français, quels que soit leur âge, leur milieu social et leur territoire sont concernés, ce qui est nouveau. Le numérique a évidemment favorisé cette explosion et démocratisé une pratique qui, au début des années 1950, restait majoritairement le fait d’une population aisée et urbaine.
Spectaculaire progression du jeu vidéo Au cours des deux dernières décennies, la pratique, au moins occasionnelle, des jeux vidéo, progresse de façon très forte et reste majoritairement masculine : 39 % des femmes et 49 % des hommes jouent en 2018, contre 15 % des femmes et 24 % des hommes dix ans plus tôt. Les générations nées avant 1954 jouent peu ou pas du tout. Cet essor est particulièrement visible à partir de la génération née entre 1965 et 1974, la première à avoir connu l’arrivée des consoles de salon à un âge encore jeune. Mais, en vieillissant, les Français continuent de jouer, qu’ils habitent en ville ou à la campagne.
Explosion des pratiques audiovisuelles en ligne chez les plus jeunes C’est la confirmation d’un mouvement amorcé il y a dix ans et qui semble irrésistible : l’affirmation d’une culture audiovisuelle en ligne, surtout chez les jeunes. Ces contenus numériques, essentiellement des vidéos, sont consommés par le biais des réseaux sociaux, de plates-formes de streaming gratuites comme YouTube ou payantes comme Netflix ou Amazon Video.
La consommation quotidienne de vidéos en ligne est devenue la pratique culturelle principale (59 %) des 15-24 ans, et ce jusqu’à l’exclusion de la télévision et de la radio pour 22 % d’entre eux ! Pour autant, plus d’un tiers des 15-19 ans (35 %) continuent de regarder la télévision, mais sur un support mobile, smartphone ou tablette, alors que ceux qui ont 60 ans et plus le font de façon marginale (5 %).
Forte émergence des pratiques numériques à l’exclusion des autres C’est une conséquence du...
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