Démission de directeurs de théâtres russes, sanctions contre les personnalités culturelles proches de Vladimir Poutine, résistance des artistes ukrainiens… Le conflit se décline aussi sur le plan artistique.
Dans le quartier de Podil, en plein centre de Kiev, se trouve un mémorial en l’honneur de Wassyl Slipak. Ce chanteur ukrainien, formé au sein de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, est mort au combat contre les séparatistes pro-russes dans le Donbass, en juillet 2016. Il est devenu une figure iconique, illustrant l’engagement patriotique d’une grande partie des artistes ukrainiens
Depuis l’invasion de la Russie, jeudi 24 février, des musiciens, des acteurs, des peintres ont à nouveau pris les armes. D’autres s’opposent à l’envahisseur à travers leur art, comme le plasticien Aljoscha qui s’est mis en scène dans une performance face à la statue de la Mère-Patrie, à Kiev.
« Ici, l’art est politique », dit d’emblée le chef d’orchestre ukrainien Yaroslav Shemet, âgé de 26 ans, originaire de Kharkiv et actuellement en Pologne où il est directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Silésie. « Depuis l’invasion de la Crimée en 2014, j’ai reçu plusieurs invitations pour diriger en Russie. Je n’en ai accepté aucune, je me serais sinon senti comme un traître. »
Si les artistes ukrainiens sont entrés en résistance, c’est aussi pour défendre la liberté dont ils disposent. À travers ses théâtres, ses galeries d’art, la scène artistique de Kiev est devenue de plus en plus dynamique au cours des dernières années.
« L’Ukraine s’est mise à accueillir les chercheurs, les journalistes, les artistes, qui n’avaient plus la liberté d’exercer leur métier en Russie. C’est devenu une anti-Russie, et cela aussi agaçait le Kremlin », explique, de Moscou, Andreï Erofeev, ancien directeur de département à la galerie Tretiakov et aujourd’hui commissaire d’exposition indépendant. Pour autant, les artistes doivent faire face en Ukraine à un manque de moyens publics dédiés à la culture, une grande partie de l’argent de l’État étant depuis 2014 concentrée sur les dépenses militaires.
Les plus nationalistes appellent désormais à boycotter l’art russe, trouvant même un écho au-delà des frontières ukrainiennes. À Berlin, l’Orchestre de la radio, dirigé par Vladimir Jurowski, a changé le programme de son concert du 26 février, remplaçant la Marche slave de Tchaïkovski par l’hymne ukrainien.
« Je peux comprendre cette réaction. Juste après la Seconde Guerre mondiale, on ne jouait plus la musique allemande en Union soviétique, concède le compositeur ukrainien Sergej Newski. Mais, en même temps, il faut se rappeler que Tchaïkovski a des racines cosaques, et Prokofiev est né dans le Donbass. »
La tradition artistique ukrainienne est étroitement liée à l’école russe. Mais depuis une dizaine d’années, la coupure s’accélère : « Les jeunes artistes poursuivent de plus en plus leurs études en Europe occidentale », nous dit Elena Zhukova, professeure dans une école d’art privée de Kiev, soulignant que « le monde culturel est largement en faveur de l’intégration de l’Ukraine au sein de l’Union européenne ».
« Plutôt que d’interdire les figures du passé, il vaut mieux boycotter les artistes russes aujourd’hui proches de Poutine », poursuit Elena Zhukova, quittant Kiev pour se rendre dans une maison de famille proche de Lviv, près de la frontière polonaise, à l’ouest du pays. Les regards convergent vers l’artiste le mieux payé de Russie, le chef d’orchestre Valery Gergiev, directeur du théâtre Mariinski, qui comprend opéra, ballet et salle de concert à Saint-Pétersbourg.
Selon les derniers chiffres du ministère russe de la culture, il a été rémunéré pour ses activités en Russie 2,7 millions de dollars en 2016, suivi du metteur en scène Lev Dodin, avec 2 millions de dollars. « C’est l’artiste le plus puissant de Russie », insiste le performer russe Alexey Kokhanov, installé en Autriche, qui le décrit en « figure de proue d’un clan culturel autour de Poutine ».
La veille de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Valery Gergiev dirigeait la première représentation de La Dame de pique, de Tchaïkovski, à la Scala de Milan. Dès l’annonce des opérations militaires, le maire de Milan, Giuseppe Sala, qui est aussi le président du conseil d’administration du théâtre, s’est entretenu avec le directeur, le Français Dominique Meyer.
« Nous avons demandé à Valery Gergiev de prendre position contre la guerre, sinon il ne pourrait plus diriger les autres représentations », explique Dominique Meyer. N’ayant pas répondu, Valery Gergiev ne se produira plus à Milan jusqu'à nouvel ordre.
« C’était un choix cornélien : Valery Gergiev est un chef de grand talent mais ce n’est pas juste un artiste. C’est une personnalité liée au régime. Cette guerre pose la question de fond du rapport entre art et pouvoir. » Depuis l’arrivée de Poutine, le chef est en effet une figure incontournable de la diplomatie d’influence du Kremlin.
En 2008, alors que la Russie mène l’offensive sur l’Ossétie et l’Abkhazie, Valery Gergiev, lui-même d’origine ossète, donne un concert à Tskhinvali, la ville qui est le casus belli du conflit ; dans son discours, il qualifie l’attitude de la Géorgie d’« acte d’agression » avant de diriger une symphonie de Tchaïkovski, pour mieux encore accentuer le sentiment nationaliste russe.
En 2014, le même Valery Gergiev signe avec d’autres artistes une lettre ouverte pour soutenir la politique russe dans l’annexion de la Crimée. Et en 2016, on le retrouve avec ses musiciens de l’orchestre du Mariinski à Palmyre, en Syrie, pour commémorer la libération de la ville avec l’appui des forces russes. Vladimir Poutine décrit ce concert comme une « action humanitaire ».
Au-delà des terrains militaires, ce soft power passe par les plus grandes institutions culturelles occidentales, notamment françaises. En septembre dernier, Valery Gergiev dirigeait un concert à la Fondation Louis-Vuitton, dans le cadre de l’exposition Morozov, qui présente des trésors de l’art moderne français et russe. La fondation de Bernard Arnault met régulièrement à l’honneur l’art russe, comme on a aussi pu le voir avec l’exposition Chtchoukine en 2016.
Culture et business sont liés : la Russie est l’un des principaux marchés pour les marques de luxe du groupe LVMH. C’est d’ailleurs aussi sur le plan économique que Valery Gergiev a installé son influence. Au Mariinski de Saint-Pétersbourg, il compte parmi ses mécènes Total ou BP. « Pour une entreprise étrangère souhaitant pénétrer le marché russe, soutenir Valery Gergiev était une manière d’être directement bien vu par Poutine », nous dit un connaisseur du monde culturel russe.
Sans oublier que sa proximité avec le pouvoir russe en fait une figure diplomatique. Selon nos informations, Emmanuel Macron aurait même reçu Valery Gergiev à dîner à l’Élysée, en 2017. La même année, il dirigea le concert du 14-Juillet sur le Champ-de-Mars, au moment où la France cherchait à réchauffer sa relation avec Moscou.
Mais désormais, le chef ossète est devenu persona non grata du monde occidental. Après la Scala de Milan, le Carnegie Hall de New York a annulé sa venue (ainsi que celle du pianiste Denis Matsouïev, également proche du Kremlin), et l’Orchestre philharmonique de Munich, dont Valery Gergiev était directeur musical, a rompu son contrat – la ville de Munich est jumelée avec Kiev.
« Ces sanctions arrivent bien tardivement alors que tout le monde est au courant depuis tant d’années », fustige la metteuse en scène bélarusse Natalia Kaliada, directrice du Belarus Free Theater, installé à Londres, déplorant « la lâcheté du monde occidental, qui n’a pas soutenu le mouvement de révolution en Biélorussie, contribuant à donner un blanc-seing à Poutine. La dictature est contagieuse ». La metteuse en scène présente en ce mois de mars au Barbican à Londres la pièce Dogs of Europe, d’Alhierd Bacharevic, imaginant la Russie en 2049, contrôlée par les services secrets…
Valery Gergiev n’est pas le seul artiste associé à la politique du Kremlin. La soprano Anna Netrebko avait en 2014 fait un don d’un million de roubles au leader des séparatistes pro-russes du Donbass, Oleg Tsarev. Dans un message publié sur les réseaux sociaux, elle se dit aujourd’hui opposée à la guerre, tout en rappelant qu’« il n’est pas juste de forcer les artistes à donner leur opinions politiques en public ».
Quant au chef d’orchestre gréco-russe Teodor Currentzis, dont l’ensemble musicAeterna est implanté en Russie, il se trouvait à Saint-Pétersbourg lors de l’invasion de l’Ukraine. Selon des documents que nous avons pu consulter, il a organisé le 24 février au soir une immense fête d’anniversaire pour ses 50 ans, avec près de 500 personnes. « Nous étions extrêmement mal à l’aise », nous confie l’une des musiciennes présentes.
« Il y a des différences entre les disciplines artistiques. Dans le spectacle vivant, qui dépend du financement de l’État, se trouvent les proches du pouvoir, alors que dans l’art contemporain, les personnalités sont indépendantes et critiques. Dans la littérature, la situation est plus complexe, car certains auteurs s’inscrivent dans une voie nationaliste », analyse Andreï Erofeev.
Le régime cherche aussi à s’appuyer sur les artistes étrangers. La veille de l’invasion en Ukraine, le réalisateur serbe Emir Kusturica a été nommé à la tête du Théâtre académique de l’armée russe. L’acteur Gérard Depardieu, qui a obtenu en 2013 la nationalité russe, a publié mi-février sur Instagram une photo de lui embrassant Vladimir Poutine, sous-titrée « L’amitié ». Elle a été retirée depuis.
Face à la propagande étatique, les voix dissidentes se multiplient. Au cours des derniers jours, plusieurs directeurs de théâtre ont démissionné. Elena Kovalskaya a quitté ses fonctions de directrice du centre culturel Meyerhold, affirmant : « Il est impossible pour moi de travailler pour un meurtrier et de recevoir un salaire de sa part. »
Mindaugas Karbauskis a également rompu son contrat à la tête du théâtre Maïakovski. Directeur du ballet du théâtre Stanislavski, le Français Laurent Hilaire a présenté sa démission le 27 février. Le metteur en scène Rimas Tuminas avait quant à lui anticipé la situation, en quittant le théâtre Vachtangov le 9 février dernier.
La liberté de création se réduit comme une peau de chagrin : « La censure a été de plus en plus forte au cours des dernières années, en particulier depuis l’arrestation de l’opposant Alexeï Navalny », observe le compositeur russe Sergej Newski, installé à Berlin, qui a composé un opéra sur les textes de l’auteure bélarusse Svetlana Alexievitch.
Sujets politiques et défense des droits LGBT sont dans le viseur des autorités. Le réalisateur Kirill Serebrennikov en a fait les frais, avec assignation à résidence et interdiction de sortie du territoire. « En 2020, Kirill a été condamné par le tribunal russe à une peine de 3 ans et demi avec sursis, rappelle son collaborateur, Daniil Orlov. Pour cette raison et pour le protéger contre de nouvelles poursuites, l’avocat de Kirill lui interdit aujourd’hui tout contact avec la presse sur des questions politiques. »
Andreï Erofeev, qui avait été licencié en 2008 de la galerie Tretiakov pour avoir présenté l’exposition « Art politique en Russie », prédit qu’« avec l’invasion de l’Ukraine, la censure va franchir encore un nouveau cap. Il est d’ores et déjà interdit d’utiliser le mot de guerre. Ce sont des années noires qui s’annoncent : nous allons être culturellement coupés du monde ».
Certains artistes, ukrainiens ou dissidents russes, commencent déjà à prendre le chemin de l’exil ; près de 80 directions de lieux culturels français se sont dits prêtes à accueillir les artistes ukrainiens afin de...
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