Un rapport réalisé par trois chercheurs dresse un constat mesuré de l’état actuel du secteur culturel, dont le caractère essentiel ou superficiel a échauffé les esprits pendant l’épidémie de Covid-19.
Quiconque, ces derniers mois, s’est rendu dans une salle de cinéma ou un lieu de théâtre, ou a parlé avec des professionnels travaillant dans le domaine culturel, a sans doute perçu une forme de malaise en dépit d’une profusion de propositions artistiques de qualité : public peu nombreux, inquiétudes sur l’avenir, sentiment de ne plus savoir si la culture est essentielle ou superficielle, utile ou futile…
Dans un contexte d’élection présidentielle où cette question est absente ou anecdotique, la note publiée aujourd’hui par le Conseil d’analyse économique (CAE) et intitulée « La culture face aux défis du numérique et de la crise » offre quelques données précises pour saisir la situation du secteur. Et pour envisager son avenir, alors que le rapport souligne que « la crise sanitaire a montré que les secteurs culturels sont l’objet d’attentions et d’émotions collectives particulièrement fortes ».
Signé par le sociologue Olivier Alexandre et les économistes Yann Algan et Françoise Benhamou, le texte du CAE permet un état des lieux intéressant, même s’il est tissé de certains termes réflexes des politiques culturelles (« territoires », « défis numériques », « changement de paradigme », « plateformisation »…) qu’on a du mal à lire sans impression d’éternelle redite.
14 milliards versés
Le premier constat est que les acteurs de la culture, qu’ils soient publics ou privés, ont été dans leur ensemble préservés et accompagnés par d’importants soutiens publics durant la pandémie, davantage que dans la plupart des autres pays européens.
D’après le ministère de la culture, ce sont environ 14 milliards d’euros en provenance de l’État, entre le printemps 2020 et l’automne 2021, qui ont été versés pour soutenir le milieu culturel en France. Cela représente plus de trois fois le budget annuel de la Rue de Valois, d’un montant d’un peu moins de 4 milliards d’euros en 2021.
Dans le détail, environ 4 milliards d’euros ont été versés directement aux entreprises de la culture touchées par la pandémie ; 2,7 milliards via le fonds de solidarité et 1,2 milliard pour financer les mesures de chômage partiel. À cela s’ajoutent un peu moins d’un milliard d’euros d’exonération de cotisations sociales ; plus de 4 milliards de prêts garantis par l’État ; 2 milliards d’euros censés être investis en 2021 et 2022 dans le cadre du plan de relance et 1,7 milliard d’aides sectorielles spécifiques versés notamment à la filière cinéma.
Quant à « l’année blanche » accordée au printemps 2020 aux intermittents du spectacle qui permettait de toucher les allocations chômage jusqu’en août 2021 sans avoir à justifier d’heures de travail, elle a été prolongée jusqu’à la fin de l’année dernière en raison de la reprise inégale et progressive des différents secteurs d’activité.
Cela a évité les fermetures d’entreprises culturelles, même si le rapport du CAE souligne que la pandémie « a accentué la fragilité économique de certains pans et acteurs culturels », notamment des associations, des très petites entreprises ou des établissements dépendant de calendriers de sortie bousculés par les nouvelles pratiques de production et de consommation.
Ce soutien de l’État s’est avéré d’autant plus nécessaire que, prise dans son ensemble, la culture a été « le secteur le plus durement touché par la pandémie au côté de l’aéronautique et du tourisme, avec une baisse de 16 % du chiffre d’affaires en 2020 ».
Et ce même si les différents domaines composant le secteur ont été très inégalement touchés par les effets de la pandémie. Certains très fortement, à l’instar de la projection cinématographique ou du spectacle vivant. D’autres étant affectés, mais plus modérément, comme la radio, l’architecture, les arts visuels, l’audiovisuel ou la production de films. D’autres encore voyant même leur chiffre d’affaires rester stable voire augmenter, comme la musique enregistrée ou l’édition de livres et de jeux vidéo.
Un bouleversement de la consommation culturelle
Au-delà de ce bilan global et chiffré de la culture postpandémie, la note du CAE est intéressante pour trois raisons plus structurelles.
D’abord parce qu’elle relève la façon dont la pandémie a catalysé des évolutions à l’œuvre avant elle, en particulier la numérisation de l’économie culturelle qui « a alimenté une baisse des coûts de production et de diffusion, conduisant à densifier la concurrence pour la visibilité des œuvres, des services et des contenus ».
Autrement dit, une des principales conséquences de la pandémie est d’avoir catalysé un mouvement engagé au tournant des années 2000, lorsque le développement d’internet et de l’informatique a permis une « très forte hausse de la production et de la diffusion de contenus culturels », correspondant à un véritable bouleversement des paramètres de la consommation culturelle.
Nous sommes en effet passés, note le CAE, « d’une logique de rareté dans les années 1960 à une logique d’abondance et de compétition pour la visibilité dans les années 2010 », le tout accompagné d’une exploitation accrue des « données relatives aux préférences et aux comportements de consommation », permettant d’ajuster la production et d’individualiser la diffusion.
Si cette tendance de fond a permis un meilleur accès à la diversité de l’offre, l’augmentation de cette dernière a déséquilibré le rapport entre création et diffusion, le raccourcissement de la durée de vie des films en salle poursuivant à cet égard la rotation rapide et déjà bien engagée du spectacle vivant.
L’autre élément structurel et essentiel de cette numérisation accrue de la culture est qu’elle s’est « accompagnée d’un affaiblissement du niveau de protection des ayants droit et d’une opacité des données exploitées par les fournisseurs de service ». Les grandes entreprises du secteur numérique et les puissantes plateformes disposent en effet de données d'une ampleur inédites qui peuvent orienter, en aval ou en amont, les choix de production et de diffusion. Et influencer, dans le plus grand secret, les pratiques culturelles.
En outre, elles captent une part grandissante de la valeur produite grâce à leurs informations sur la production et la consommation culturelle, au détriment non seulement des producteurs historiques de biens et de services culturels (studios, labels, majors, chaînes de télévision, organes de presse), mais aussi des ayants-droit.
En effet, elles n’appliquent pas une logique de droits d’auteur tels qu’ils ont été constitués dans l’espace français, mais importent les principes du copyright anglo-saxon et réclament, en échange de leurs investissements « une exclusivité sur les droits d’exploitation, une extension de leur durée et l’adjonction de droits annexes (sur la diffusion, d’éventuelles prolongations, les adaptations, etc.) ».
La question du bien-être individuel
Le second élément original de ce rapport est de contenir une partie intitulée « Culture, bien-être et territoires », rédigée par les chercheur·es Jean Beuve, Madeleine Péron et César Poux, qui propose, à partir d’une perspective inédite combinant approche territoriale et enquête de satisfaction individuelle, d’établir un lien statistique entre les politiques culturelles à l’échelon le plus local et le bien-être individuel dans les différents territoires.
Si cette corrélation n’est pas massive, les auteur·es jugent toutefois que « l’analyse économétrique montre un lien important et robuste entre dépenses culturelles par habitant et abstention » et qu’une allocation différentielle pour la culture de 100 euros peut être reliée à une baisse de l’abstention de près de 1 % si l’on compare les élections municipales de 2014 et 2020 et si l'on raisonne sur des espaces comparables sociologiquement et économiquement.
L’autre conclusion de ce « focus », même s’il demeure dépendant d’enquêtes de satisfaction, dont la mise en forme demeure méthodologiquement sujette à discussion, est qu’il existe une « relation forte entre pratiques culturelles » et sentiment de bien-être individuel, rappelant, s’il en était besoin, que ce dernier n’est pas dépendant des seules conditions matérielles.
Enfin, la note du CAE montre également que si les dispositifs étatiques d’aides ont permis de sauvegarder l’emploi et de minimiser les cessations d’activités pour une majorité d’acteurs de la culture, « la multiplicité des aides a en partie occulté des effets contrastés sur les différentes catégories d’acteurs ».
Dans la note du CAE, un autre focus intitulé « La crise a-t-elle laissé la culture en jachère ? », fondé sur l’analyse minutieuse et inédite de données bancaires, montre ainsi que les TPE (très petites entreprises) du secteur culturel ont davantage été affectés que les TPE du reste de l’économie.
Dès lors, notent les auteurs de ce focus, si les industries culturelles prises dans leur ensemble ont globalement retrouvé un niveau similaire à celui d’avant la crise et fait preuve d’une résilience concrète qui dissone face au ton alarmiste entendu depuis ces derniers mois, « cette reprise générale cache cependant des disparités ». Non seulement entre les secteurs, à l’avantage des entreprises du numérique, mais aussi à l’intérieur des secteurs, au désavantage des plus petits acteurs.
À partir de ces différentes analyses...
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