Avec la multiplication des actions sur les œuvres d’art par des militants pour le climat, les institutions culturelles accentuent leurs protocoles de sécurité. Ces protestations viennent aussi questionner la propre politique environnementale de ces établissements.
Le détail n’est pas anodin : il aura fallu quatre jours pour que le musée d’Orsay, à Paris, communique sur la « tentative de dégradation sur une œuvre » commise par une militante écologiste. Jeudi 27 octobre, celle-ci a essayé de se coller le visage sur une peinture de Van Gogh puis de lancer de la soupe sur une toile de Gauguin. L’information fuite d’abord dans Le Parisien avant que le musée n’annonce à l’AFP, dimanche 30 octobre, avoir porté plainte au commissariat du VIIe arrondissement.
Depuis le jet de soupe sur Les Tournesols de Van Gogh le 14 octobre à la National Gallery de Londres, organisé par le collectif Just Stop Oil, les activistes écologistes multiplient les actions similaires dans les grands musées européens. Ces institutions se retrouvent dès lors dans une situation paradoxale : comment dénoncer ce type de protestation tout en admettant l’urgence de la crise climatique ? Un exercice de communication loin d’être aisé. À cela s’ajoute la confidentialité des mesures de sécurité.
Rares sont donc les directeurs ou directrices de musée à nous avoir répondu. En région, les établissements renvoient nos demandes d’entretien vers les élu·es – les villes sont les principales sources de financement des musées. Il aura suffi de quelques jours pour que le sujet devienne politique.
Les directions des musées doivent néanmoins communiquer en interne auprès de leur personnel. Des protocoles sont mis en place, tant en termes de sécurité que de nettoyage, allant jusqu’à détailler l’utilisation des solvants pour décoller les militant·es.
Sous couvert d’anonymat, un conservateur du musée du Louvre regrette « une réaction purement défensive du musée, qui consiste à mettre plus de vitres sur les peintures, à installer plus de caméras de surveillance. Il faudrait au contraire que le Louvre explique ce qu’il compte faire en matière de sobriété énergétique, qu’il détaille sa démarche écologique. Ces actes doivent nous obliger à plus d’autocritique. On vit aujourd’hui au-dessus de nos moyens. La crise sanitaire aurait déjà dû nous interpeller, mais ce n’est pas le cas : nous n’avons pas réduit la voilure. Or il y a urgence ».
En adoptant cette approche purement sécuritaire, les musées suivent la ligne du ministère de la culture. Dans un entretien à RTL mercredi 2 novembre, la ministre Rima Abdul-Malak a encore appelé les musées à « une vigilance accrue » : « Nous ne sommes pas à l’abri d’une radicalisation encore plus forte, c’est de l’écovandalisme. »
Poursuites judiciaires
Cette approche « défensive » se heurte néanmoins à des réalités techniques. À commencer par le fait que certaines œuvres ne peuvent pas être protégées par une vitre. Au musée du Louvre, c’est notamment le cas de La Liberté guidant le peuple de Delacroix ou du Sacre de Napoléon de David. « Ces peintures sont trop grandes pour pouvoir y mettre du verre. Les cadres n’ont pas été prévus pour supporter un tel poids, qui rendrait par ailleurs ces toiles impossibles à déplacer », nous précise un conservateur.
Autre problématique : comment améliorer le contrôle des visiteurs et visiteuses à l’entrée ? « Les militants savent aujourd’hui dissimuler les liquides, par exemple dans des flacons de gel hydroalcoolique, nous confie un agent d’un musée. On ne va pas interdire aux gens de prendre une bouteille d’eau quand ils visitent une exposition. »
Pour tenter de freiner ces actions, les musées engagent désormais des poursuites judiciaires contre les activistes. En Allemagne, le musée de Potsdam a porté plainte pour intrusion et dégradation après le jet de purée de pommes de terre sur un tableau de Monet par des membres de Last Generation. Mais dans un communiqué, le groupe écologiste dit accepter de « prendre le risque de l’arrestation et de la privation de liberté ». Car pour ces militants, l’enjeu est de taille.
« Nous avons décidé de viser les musées pour obtenir l’attention, notamment des médias, sur la crise climatique. Et cela fonctionne : ces actions ont déjà eu beaucoup plus d’échos que les autres que nous menons depuis plusieurs mois, explique à Mediapart Kathryn West, porte-parole de Just Stop Oil. Je comprends que les gens soient outragés. Mais pourquoi ne le sont-ils pas lorsqu’il y a des inondations au Pakistan ? Nos protestations sont non-violentes. Nous ne voulons jamais nuire aux œuvres, nous ne visons que celles protégées par une vitre. »
"L’art ne se limite pas juste à de jolis tableaux, mais aussi à faire bouger les choses." Kathryn West, du collectif Just Stop Oil
Pour autant, ces actions sont loin de faire l’unanimité au sein du secteur culturel. « La culture comme la nature sont des biens communs. Faire des musées des ennemis est une erreur, nous dit Lucie Marinier, professeure au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire d’ingénierie de la culture et de la création, et ancienne secrétaire générale du Musée d’art moderne. Les collectifs écologistes partagent en réalité avec les musées un grand nombre de valeurs, comme la protection, la transmission… »
Le sociologue Bruno Latour, disparu le mois dernier, ne manquait pas de rappeler que les artistes ont le pouvoir de rendre sensible la crise climatique. « Alors qu’il ne se passe plus grand-chose dans les universités, l’espace du musée est une puissante façon d’établir des modèles réduits de situations impossibles à imaginer autrement », écrivait Bruno Latour dans L’Observatoire, la revue des politiques culturelles (n° 57, hiver 2021).
En août dernier, après dix-huit mois de discussions, l’International Council of Museums (Icom) a abouti à une nouvelle définition du musée, qui doit désormais être « au service de la société ». Un lieu d’échange, de débat, jusqu’à la controverse la plus radicale ? C’est ce que défendent les activistes, dont les protestations s’apparentent, selon Kathryn West, à « des performances artistiques. L’art ne se limite pas juste à de jolis tableaux, mais aussi à faire bouger les choses ».
L’empreinte carbone mondiale de l’art
Ces actions trouvent d’autant plus un écho dans les musées que ces derniers font aujourd’hui face à des injonctions contradictoires, comme nous l’explique Lucie Marinier : « Ils ont pour mission de conserver une quantité immense d’objets et en même temps doivent répondre à l’enjeu de la crise climatique. » L’empreinte carbone mondiale de l’art est estimée à 70 millions de tonnes de CO2 par an, selon l’agence londonienne Julie’s Bicycle.
«La mobilité des visiteurs et des visiteuses est la source principale d’émissions de gaz à effet de serre», note le think tank The Shift Project, dans son rapport « Décarbonons la culture », regrettant que très peu de musées aient publié leur bilan carbone ; seul le musée du quai Branly l’a fait sur la base Ademe.
Les grands établissements, fonctionnant grâce à la fréquentation des touristes étrangers, préfèrent rester silencieux sur le sujet. Mais certains lieux privilégient d’autres approches : dans une tribune parue dans Le Monde du 28 septembre, le nouveau directeur du palais de Tokyo, Guillaume Désanges, appelle à défendre la « permaculture institutionnelle », en revoyant le mode de production des expositions.
De quoi les protéger des militants pour le climat ? « Nous sommes engagés depuis longtemps dans des actions concrètes en faveur de l’écologie et donc moins ciblés par les activistes écologistes », nous dit Mathieu Boncour, directeur de la communication et de la RSE du palais de Tokyo.
À Cologne, le musée Ludwig, l’un des plus importants dédiés en Allemagne à l’art moderne, s’est lancé dans une vaste réflexion sur l’écoresponsabilité, jusque dans les thématiques des expositions. Celle sur « le modernisme vert » s’intéresse actuellement aux liens entre les plantes et les humains depuis le début du XXe siècle. « Nous touchons ainsi un public que nous n’avions jamais vu au musée, plus jeune, plus engagé », nous dit la conservatrice Miriam Swast, avant d’ajouter : « Je ne suis pas du tout effrayée par les actions des militants pour le climat. Leur démarche est symbolique. Notre rôle est de parler avec eux, d’entendre leur message. »
Reste enfin la question épineuse du soutien des entreprises privées. En mars 2018, des militant·es écologistes s’étaient allongé·es au Louvre devant Le Radeau de la méduse pour dénoncer...
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