Alors, cette campagne ? Jusqu’au 9 avril, “Télérama” donne carte blanche à cinquante personnalités du monde de la culture et des idées. Aujourd’hui, le politologue Vincent Guillon, spécialiste des politiques culturelles, tisse un lien entre dérive nationaliste et culture. Qui, à succomber à l’hystérie identitaire, servirait la guerre. Démonstration.
Que dire d’une campagne présidentielle à l’ombre de la guerre lorsqu’on est spécialiste des politiques culturelles ? N’est-ce pas prendre le risque d’être anecdotique, dérisoire, à côté du moment ? D’autant que les propositions des candidats en matière de politique culturelle sont à peu de chose près les mêmes, confirmant le rang désormais secondaire de cette politique publique dans les joutes électorales (il n’est pas important de s’y distinguer) et le faible intérêt des commentaires qu’elle suscite. Ou alors faut-il ne rien dire ? Ce à quoi j’ai sérieusement songé pour ne pas surajouter au bruit des vaines incantations ou indignations, mais laisser à celles et ceux qui peuvent enrichir notre compréhension de la situation l’espace médiatique et attentionnel pour le faire. De ce dilemme sans grande importance, hormis pour la conscience professionnelle de l’auteur de ces lignes, est née une troisième possibilité. La culture est au cœur de la dérive nationaliste russe. De ce point de vue, le conflit russo-ukrainien éclaire tragiquement la puissance de sa mobilisation dans la construction des identités nationales et les formes « déviantes » de sa politisation au cours de la période récente. Ce vers quoi j’orienterai ici mon commentaire, d’autant que cette problématique travaille aussi la campagne présidentielle française depuis plusieurs mois (fort heureusement pour nous dans l’espace organisé du débat démocratique) à coups de promotion du thème de l’insécurité culturelle (« le grand remplacement ») ou au contraire de dénonciation des discriminations culturelles systémiques (« le wokisme », « la cancel culture »).
Mais revenons d’abord sur le contexte international. Pour justifier la guerre qu’il mène en Ukraine, le pouvoir russe oppose deux récits de construction nationale : l’un serait authentique (celui de la Russie), l’autre factice (celui de l’Ukraine). Le procès en illégitimité et le déni de souveraineté que Poutine adresse à l’Ukraine par l’emploi de la violence sont nourris d’une rhétorique profondément culturelle : russification, instrumentalisation de la mémoire traumatisée de la Seconde Guerre mondiale, attisement des rivalités entre les Églises orthodoxes, appel à la purification de la société (ukrainienne, mais aussi russe) pour en extraire les valeurs et comportements culturels dits « occidentaux ». Il faut dire que le ministère russe de la Culture travaille en ce sens les imaginaires et les émotions de la population, particulièrement depuis 2012 et l’accession à sa tête de Vladimir Medinski, véritable maître d’œuvre de l’État culturel poutinien. Sa vision : isolationnisme culturel, révisionnisme historique, réécriture positive du stalinisme, rénovation des cathédrales contre soutien inconditionnel de l’Église orthodoxe russe au régime, détestation de l’art contemporain et promotion d’un art nationaliste grand-russien, héroïque, et pompier. Du côté de l’Ukraine également, l’opposition des mémoires fait rage : aux tentations de l’État de couvrir le « passé négatif » s’oppose la mise à l’honneur de figures fascistes à l’initiative de certaines autorités locales ou de diasporas ; cette revitalisation circonscrite (et non étatique) du fascisme ukrainien est elle-même instrumentalisée par Poutine pour justifier son invasion. La culture sert la guerre, à moins que ce ne soit l’inverse, dans une entreprise mortifère de construction et de déconstruction des identités nationales.
Mais nul besoin de conflits armés en ligne de mire pour hystériser la dimension identitaire des politiques de la culture. Outre la Russie, nombreux sont les pays d’anciennes fédérations communistes d’Europe centrale et orientale à offrir des exemples édifiants où statuaire publique, architecture, patrimoine, noms des rues, commandes artistiques, spectacles, littérature, commémorations sont mis à contribution de récits nationaux trop sélectifs pour être honnêtes. En Macédoine, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Albanie ou encore Bulgarie, la naturalisation des découpages territoriaux a trouvé dans l’ordre du culturel de nombreuses ressources (je renvoie aux excellents travaux de Milena Dragicevic Sesic). À grand renfort de symboles antiques, médiévaux, illyriens ou internationalistes, des « identités » ou « traditions » y sont mobilisées pour justifier les objectifs politiques du présent et favoriser l’acceptation – ou la contestation – de frontières territoriales. L’historien Benedict Anderson ne disait-il pas qu’un collectif (ou communauté imaginée) existe avant tout par la manière dont il cartographie l’endroit où il est, dont il organise le recensement de la population et surtout dont il fait des musées ?
Tout cela nous éloigne de la présidentielle française, me direz-vous. Pas nécessairement. Rappelons-nous : avant que la guerre ne mette sous l’étouffoir une campagne déjà bien moribonde, la question de l’identité nationale y était structurante. Impossible d’y échapper. Et là aussi la culture joue un rôle central. Elle nourrit les (re) constructions nationales, les récits politico-identitaires et les images d’elle-même que l’on tend à la nation. Une idée reçue voudrait que...
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