En l’espace de deux mois et demi, un compte Instagram créé pour répertorier les agressions sexistes et sexuelles au sein de la profession a récolté plus de 300 témoignages.
A plus d’un titre, 2020 restera dans les mémoires de celles et ceux qui font l’industrie musicale. Durement frappée par les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19, cette saison, que beaucoup décrivent comme « noire » – car sans festivals et avec peu de concerts –, aura aussi vu émerger un mouvement inédit de libération de la parole des victimes d’agressions sexistes et sexuelles. Prolongement de la vague #metoo, qui avait secoué le monde du cinéma en 2017, le hashtag #musictoo provoque actuellement des remous dans le monde de la musique.
Lancé à la mi-juillet, le compte Instagram @musictoofrance fait rapidement grand bruit. A travers un formulaire et des appels à témoignages, ce collectif anonyme (qui rassemble plusieurs personnes qui font ou ont fait partie de l’industrie musicale) veut recueillir des récits de violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la musique afin de « commencer à dessiner des profils [d’agresseurs] et rassembler des plaintes ». « Il est temps que la peur change de camp », peut-on lire dans leur manifeste publié le 17 juillet.
La raison de leur colère ? Dans une étude publiée en 2019 par le Collectif pour la santé des artistes et des professionnels de la musique (CURA) et de la Guilde des artistes de la musique (GAM), 31 % des 256 femmes interrogées travaillant dans le secteur musical disaient avoir été harcelées sexuellement. Et les postes à responsabilité dans l’industrie musicale restent très majoritairement réservés aux hommes.
Après le manifeste des « Femmes engagées des métiers de la musique » et l’enquête publiée par Télérama en avril 2019, « beaucoup espéraient un électrochoc, mais l’industrie musicale n’a pas bougé », raconte l’un des rares hommes du collectif, quasiment exclusivement féminin. « En créant @musictoofrance, on veut ajouter notre pièce au puzzle pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, même si cela n’est qu’un début », assure-t-il.
En l’espace de deux mois et demi, leur initiative a permis de récolter 302 témoignages. La plupart sont anonymes, mais le collectif compte les analyser, pour en extraire des données statistiques. « Nous listerons également les agissements et les systèmes qui facilitent les agressions et imposent le silence aux victimes », annonce le communiqué du 1er octobre.
Aucun genre n’est épargné
Il est vrai que les affaires de violences se succèdent dans l’industrie de la musique et qu’elles deviennent même publiques et médiatisées, ces derniers mois. En septembre, le rappeur Moha La Squale est accusé de « violences », « agression sexuelle » et « séquestrations » par cinq plaignantes. Et le milieu du rap est loin d’être le seul concerné, aucun genre musical n’est épargné.
La cantatrice Chloé Briot a porté plainte en mars pour agression sexuelle contre l’un de ses collègues barytons lors de la production d’un opéra. En février, la violoncelliste Camille Berthollet et sa sœur violoniste Julie témoignaient des « gestes déplacés » qu’elles avaient subis. Un contexte qui a également contribué à faire donner encore davantage d’écho au mot-clé #musictoo.
Pour Caroline De Haas, fondatrice du collectif féministe Nous Toutes, les violences sexistes touchent tous les domaines de la société, mais les initiatives thématiques les rendent visibles et créent une lumière très utile pour que la société en prenne conscience. « Créer une base statistique permet de sortir de l’aspect individuel, ce flot de témoignages permet de rappeler que ce ne sont pas des cas isolés, que cela est systémique », dit-elle.
Le ministère de la culture rappelle au Monde l’objectif de la « tolérance zéro » face aux violences sexistes et sexuelles. « Le chemin est encore long, même si la multiplication des témoignages est le signe que la norme évolue », veut-on croire Rue de Valois.
Un plan de formation à la lutte et à la prévention contre les violences a été mis en place fin 2019 dans l’ensemble des établissements publics sous tutelle. Aussi, la cellule d’écoute gratuite et confidentielle Allosexisme a été récemment créée pour apporter un soutien juridique et psychologique. Une concertation lancée par le Centre national de la musique doit également avoir lieu prochainement.
« Arriver à bout de l’impunité »
Plusieurs comptes Instagram qui se veulent des plates-formes de visibilité pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles sont nés au printemps et se retrouvent autour de ce hashtag de dénonciations. A l’image de DIVA, géré par Lola Levent, journaliste de 25 ans, qui mêle statistiques, témoignages anonymes et mise en avant d’autres initiatives féministes. La jeune femme se dit soulagée que la parole des victimes soit enfin entendue, mais confie être parfois angoissée face à l’ampleur du problème.
Ce climat donne d’autant plus de détermination à Emily Gonneau, cofondatrice de l’association Change de Disque, avec Lola Levent. Dans un post de blog publié en novembre 2019, elle disait avoir été victime d’une agression sexuelle par l’un de ses supérieurs, douze ans auparavant. « Je canalise ma colère dans l’action, c’est ça qui va permettre d’arriver à bout de l’impunité », est persuadée la fondatrice du label Unicom Music, aussi maîtresse de conférences associée à Paris-IV.
Pour cela, elle prône la pédagogie, la création d’outils accessibles à toutes et à tous, permettant de connecter les initiatives féministes et de réunir des bénévoles du milieu qui veulent réfléchir sur la façon de faire émerger des solutions. L’attente est réelle : en moins de trois semaines, 80 personnes se sont inscrites.
Pour Emily Gonneau, il vaut mieux investir son temps sur la manière de changer les choses, plutôt que de se sacrifier en risquant de nommer publiquement son agresseur. Une stratégie partagée par le collectif MusicToo. Même si elles trouvent « légitime » d’utiliser le « call-out » (ou « name and shame »), elles ont choisi de ne pas le faire pour éviter d’être attaquées pour diffamation.
L’un des militants se réjouit de ce qu’il appelle « un doute salutaire », au sein de l’industrie musicale, c’est-à-dire de voir naître des craintes provoquées par la création de leur initiative. « Du fait que cela ait provoqué des questions du type : “Qu’est-ce que j’ai pu faire ou surtout ne pas faire pour entendre et protéger les femmes ?”, on ne peut plus dire je ne sais pas, il suffit d’ouvrir les yeux », assure-t-il.
Mobilisation inattaquable
Sélyne Ferrero, responsable du Web chez Greenpeace France, qui forme à l’utilisation des réseaux sociaux à des fins de mobilisation, juge que la gestion du compte @musictoofrance ne laisse pas de place à l’improvisation, et c’est pour cela que l’initiative fonctionne. Pour elle, que le mouvement soit né sur Instagram est tout sauf un hasard. « Instagram est un réseau majoritairement féminin, le terrain est propice, les militantes s’en servent comme d’un porte-voix », décrypte la trentenaire passée par la gestion de la communication Web du mouvement Nuit debout en 2016.
« Que ce soit Paye ta note ou Paye ta pige, ces mouvements s’inscrivent dans l’histoire du cyber-militantisme féministe en reprenant les codes de Paye ta shnek [un projet participatif féministe de lutte contre le harcèlement sexiste]. Balance ta major ou Balance ton rappeur sont des gimmicks dérivés pour se trouver plus facilement et exprimer de la solidarité », précise-t-elle par ailleurs.
Les militantes du compte @musictoofrance font tout pour que leur mobilisation soit inattaquable. Elles choisissent de...
Lire la suite sur lemonde.fr